En ces temps déraisonnables
Il ne faut pas oublier de se laver les mains
La Ménagerie de Tristan
L’éléphant qui n’a qu’une patte
A dit à Ponce Pilate
Vous êtes bien heureux d’avoir deux mains,
Ça doit vous consoler d’être Consul romain.
Tandis que moi sans canne et sans jambe en bois
Je suis comme un héron et jamais je ne cours et jamais je ne bois
Et je ne parle pas des soins qu’il me faut prendre
Pour monter l’escalier qui conduit à ma chambre.
J’aimerais tant laver mes mains avec un savon rose
Avec du Palmolive avec du Cadum
Car il faut être propre et ne puis me laver
Et j’ai l’air ridicule debout sur le pavé.
Je n’ai pour consoler cette tristesse affreuse
Que ma trompe pareille aux tuyaux d’incendie
Et si je mets le pied dans le plat
Il y reste et l’on ne peut le manger à la sauce poulette.
Plaignez, Ponce Pilate, plaignez cette misère
Il n’y en a pas de plus grande sur terre
Vous êtes bien heureux de laver vos deux mains
Ça doit vous consoler d’être Consul romain.
Robert Desnos : Destinées arbitraires. Gallimard
N’oublions pas le SAVON et l’éPONGE
Le Savon
(…)
Il n’est dans la nature, rien de comparable au savon. Point de
galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos
doigts, si vous avez réussi à l’y maintenir en l’agaçant avec la dose
d’eau convenable, soit une bave aussi volumineuse et nacrée, consiste
en tant de grappes de pléthoriques bulles.
Les raisins creux, les raisins parfumés du savon.
Agglomérations.
Il gobe l’air, gobe l’eau tout autour de vos doigts.
Bien qu’il repose d’abord, inerte et amorphe dans une soucoupe, le
pouvoir est aux mains du savon de rendre consentantes, complaisantes
les nôtres à se servir de l’eau, à abuser de l’eau dans ses moindres détails.
Et nous glissons ainsi des mots aux significations, avec une ivresse
lucide, ou plutôt une effervescence, une irisée quoique lucide ébullition
à froid, d’où nous sortons d’ailleurs les mains plus pures qu’avant le
commencement de cet exercice.
*
Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible,
compliquée.
Elle a une sorte de dignité particulière.
Loin de prendre plaisir (ou au moins de passer son temps) à se faire
rouler par les forces de la nature, elle leur glisse entre les doigts, y fond à vue
d’œil, plutôt que de se laisser rouler unilatéralement par les eaux.
(…)
Francis PONGE : Le Savon Gallimard, 1967