Un matin fin janvier, les enseignants firent deux heures de grève contre le terrorisme et pour la paix en Algérie. Les cours s’arrêtèrent à dix heures. Libéré de ma présence au lycée, où j’étais en terminale, je me suis rendu avec des camarades à la Mutualité où un meeting avait lieu. Le doyen Georges Vedel fit un très grand discours sur les libertés menacées par la poursuite de la guerre d’Algérie. On fit l’éloge de l’engagement des intellectuels contre la guerre d’Algérie et notamment au sein du Comité Maurice Audin. Georges Vedel, brillant professeur de Droit constitutionnel entra par la suite à l’Académie française ; à sa mort, son fauteuil sera occupé par Assia Djebbar, qui ne mentionna pas dans son discours l’action de Vedel pour la paix en Algérie.
L’OAS frappait à Alger en plastiquant les personnes qui n’étaient pas favorables à leur politiques set en assassinant leurs opposants. Beaucoup d’amis en voulaient terriblement à De Gaulle d’avoir laissé se former ce mouvement dans le but de pourrir la situation et de peser sur les négociations avec le FLN. Cette stratégie du pourrissement de la situation était tout à fait déplaisante. En France, l’OAS n’assassinait pas encore beaucoup, mais plastiquait les appartements des intellectuels et des professeurs de Facultés : Laurent Swartz, Alfred Kastler, futur prix Nobel, Roger Godement, Georges Gurvitch etc.…Un soir, elle essaya de frapper l’auteur de la Condition humaine : une charge de plastic fut déposée devant l’appartement de Malraux. Ce n’est pas le ministre qui fut atteint mais sa voisine, une petite fille Delphine Renard qui eut une grave blessure au visage. Devant l’indignation de la population parisienne, les partis de gauche appelèrent à manifester le soir même, de la Bastille à la République. Des tracts étaient distribués le matin du 8 février. Papon, comme d’habitude, prétexta l’atteinte à l’ordre publique pour interdire la manifestation. Je me suis rendu aux abords de la Bastille pour voir l’évolution de la situation. J’ai essayé de voir des bouts de manifestations essayer d’avancer, en simple spectateur, sans me joindre aux manifestants. Les flics frappaient les manifestants qu’ils trouvaient sur leurs passages et entraînaient des bousculades dans la foule. Les manifestants dispersés par la force se trouvaient sans contrôle et pouvaient se livrer à des exactions. J’ai pris donc le métro et je suis rentré à Montmartre., où je logeais. La radio nous apprit que huit manifestants avaient été mortellement blessés aux alentours du métro Charonne. Beau travail ! Monsieur Papon ! Les ordres donnés aux policiers de réprimer les manifestants ont entraîné une gigantesque bousculade précipitant les passants, manifestants ou non, vers les bouches de métro qui étaient fermées par mesure de sécurité. Heureusement que ce sinistre préfet de police soit parti en retraite juste avant Mai 68. Un préfet de police d’une autre qualité, Maurice Grimaud réussit à limiter les dégâts au cours des nombreuses manifestations parisiennes. Les responsables actuels de la police devraient s’inspirer de ce préfet.
. Nous étions naturellement très en colère de l’attitude du pouvoir gaulliste, vis-à-vis des militants pacifistes de gauche. En fait, et cela je l’ai compris bien plus tard. De Gaulle pour mettre fin à la crise algérienne voulait se passer d’un soutien de personnes venant d’une gauche dominée par le PC. Après ces événements, il était très difficile pour des personnes de gauche d’accorder le moindre soutien à la politique gaulliste, même si elle approuvait la politique algérienne.
Le mardi 13 février, je me suis rendu au lycée Jacques Decour, où les professeurs comme les élèves étaient invités à se mettre en grève. J’ai donc rejoint mes camarades à la porte du lycée et nous nous sommes rendus à la République dans le but de nous joindre au cortège funèbre qui accompagnait les victimes au cimetière du Père Lachaise. Nous avons attendu sur les trottoirs de l’avenue Parmentier le passage du cortège composé d’abord du fourgon mortuaire, puis d’une fanfare jouant la marche funèbre de Chopin, puis huit jeunes portant les photos géantes des huit victimes, ensuite les familles des victimes en habit de deuil, enfin les représentants des syndicats et des partis politiques. Il était facile de remarquer la délégation du PC avec Jacques Duclos, Waldeck Rochet et Jeannette Vermeersch, la délégation du PSU avec Édouard Depreux, André Philip et Pierre Mendès-France dont la présence fut très remarquée. Après le passage des officiels, nous avons rejoint la longue foule anonyme. Le journal, l’Humanitéparla d’un million de personnes, la préfecture de police estima le nombre des présents à cinquante mille. En fait nous devions être un demi-million. Arrivé à la porte du Père Lachaise., nous devions écouter les discours des responsables syndicaux, comme Paul Ruff, de la FEN, que mes parents avaient bien connu à Alger, à l’époque où il enseignait dans un cours privé fondé à l’intention des élèves israélites mis à la porte des lycées par les autorités vichystes. Le temps de ce 13 février était assez gris. Vers midi le soleil se leva et les oiseaux se mirent à chanter pour accompagner les discours des orateurs. Après les discours, nous avons atteint le mur des fédérés où les victimes ont été inhumées. Face au mur, les gerbes déposées formaient un gigantesque parterre de fleurs.
Jean-Pierre Bénisti
Voir :
Alain Dewerpe (1952-2015) : Charonne 8 février 1962 : Anthropologie historique d’un crime d’état. Gallimard. Paris 2006. 897 p.
Christian Chevandier, Policiers dans la ville : une histoire des gardiens de la paix, Paris, Gallimard, coll. « Folio, Histoire » (no 198), 2012, 1004 p. (
Delphine Renard: Tu choisiras la vie, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle. 2013