Les figures du cinéma que nous avons aimées partent les unes après les autres. Je me souviens de Giulietta Massina, Sylvana Mangano, Jeanne Moreau, Monica Vitti, Bibi Anderson, Ingrid Thullins, Emmanuelle Riva. Toutes ces belles et grandes actrices sont aujourd’hui presque toutes disparues. Aujourd’hui, c’est le tour d’Anna Karina. Nous ne la voyons plus beaucoup, mais les femmes, qu’elle incarnait, restaient toujours vivantes.
Durant l’été 1965, j’avais vu Alphaville de Godard, un film qui essayait de figurer ce que pourrait devenir les villes du futur, un univers figé où les yeux d’Anna Karina restaient vifs avec en toile de fonds Capitale de la douleur, de Éluard :
J’avais retenu :
Nous sommes revenus d’un pays arbitraire
Où nous ne savions plus ce que c’est que l’amour
J’ai retrouvé le texte qui était en fait : `
Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire
Ou nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard
Quelque temps plus tard, j’ai vu Pierrot le fou, qui a été pour moi un éblouissement. Il s’agit d’un poème cinématographique. Belmondo lisant un texte sur Vélasquez d’Elie Faure ou disant : « Il y a eu la civilisation égyptienne, il y a eu la Renaissance et maintenant nous entrons dans la civilisation du cul. » Anna Karina chantant des chansons comme ma ligne de Chance dont on a su plus tard qu’elles étaient de Rezvani. La traversée de Loire presque à pied, Porquerolles dont on et la rencontre avec Raymond Devos avec son sketch : « Est-ce que vous m’aimez ? » Je considère toujours ce film comme un chef d’œuvre. J’ai revu plusieurs fois ce film et je le revois toujours avec plaisir.
En 1965 et 66, j’habitais encore Alger et j’allais souvent à la Cinémathèque. C’est ainsi que j’ai vu des films de Godard plus anciens. Une femme est une femme, préfigurait Pierrot le fou, car il y avait déjà Jean-Paul Belmondo. Je me souviens de ce film que de la chanson d’Aznavour : Tu te laisses aller, tu te laisses aller
Peu de temps après j’ai vu: Vivre sa vie de Godard, journal d’une prostituée jouée par Anna Karina avec deux séquences importantes : dans un café, on entend Jean Ferrat chantant Ma môme sur le juke-box, puis on assiste à un magnifique dialogue sur le langage et la pensée entre la pute et le philosophe Brice Parrain.
Il y a eu aussi Bande à part avec cette visite du Louvre à toute vitesse en 9 minutes. Actuellement les touristes les musées en temps à peine un plus long.
Au moment du tournage de l’Étranger, je me trouvais encore à Alger. J’étais heureux que Visconti ait choisi Anna Karina pour jouer Marie, l’amie de Meursault. Bien que non méditerranéenne. Je suppose qu’elle correspondait au type de femmes que Camus aurait apprécié.
Enfin, Jacques Rivette a fait d’Anna Karina une magnifique Religieuse de Diderot. On se demande pourquoi le film avait été interdit par le gouvernement de l’époque.
Il y deux ans, je l’ai aperçue à Lyon , près de l’Institut Lumière. Je n’ai pu assister au film qu’elle présentait, car il ne restait plus de places. Elle avait toujours ses yeux étincelants.
Jean-Pierre Bénisti