Des pans de murs de notre vie s’écroulent tous les jours. Je parlais la semaine dernière du Judith Malina et du Living Theater, qui nous ramenait à Mai 68 et ses suites. Aujourd’hui je voudrais saluer François Maspero, qui, a été pour beaucoup d’entre nous, une conscience, même si nous n’étions pas toujours d’accord avec les idées des livres qu’il éditait et saluer aussi un historien qui vient de disparaître, Alain Dewerpe, dont la mère a été l’une des victimes de la répression policière du métro Charonne, le 8 février 1962.
Quand j’étais lycéen à Alger en 1960, je me rendais au mois de juillet à Paris, où j’étais hébergé dans ma famille. Je visitais naturellement les musées et les expositions et je faisais un tour dans les librairies parisiennes, qui avaient la particularité d’avoir de grandes tables où les livres pouvaient être consultés sans avoir à demander la permission au libraire, alors qu’à Alger, nous étions obligés de demander au libraire le titre de l’ouvrage et si par hasard, il avait le volume, il était mal aisé de ne pas l’acheter. C’était aussi le temps où il existait de vraies librairies où les libraires savaient ce qu’ils vendaient et pouvaient conseiller leurs clients, alors qu’aujourd’hui, les libraires sont très rares, il y a surtout des marchands de livres. J’avais donc été à la Hune, qui a aujourd’hui déménagé et qui a été immortalisé dans le film la Maman et la Putain. J’étais aussi rentré dans une librairie de la Rue Saint Séverin, à l’angle du Boulevard Saint Michel, qui s’appelait la Joie de lire. Cette librairie était tenue par un certain François Maspero. Je vis sur les tables des livres qui étaient théoriquement saisis et qui étaient cependant en vente : il y avait entre autres, les livres édités par les éditions de minuit : la Question de Henri Alleg. Il y avait aussi un journal spécialisé, qui rendait compte d’informations sur la guerre d’Algérie qui s’appelait Vérité Liberté. Je cherchais un livre de Poésie de Jean Sénac, je ne l’ai pas trouvé dans cette librairie, mais je l'ai trouvé juste à côté, dans une petite bouquinerie de la rue Saint Séverin, Au Pont traversé. Le libraire avait l’air de connaître Sénac et parlait, avec d’autres clients, de la Bretagne et de Max Jacob. Je sus par la suite qu’il n’était autre que le poète Marcel Béalu
L’été finissait. L’atmosphère était pesante. Je prenais conscience que mon histoire personnelle se confondait avec l’histoire tout court. La question algérienne dominait toutes nos préoccupations et nous vivions une tragédie. Si dans les drames, tout le monde a tort mais dans les tragédies, tout le monde a raison et l’on sentait les différences d’approches selon que l’on étudiait le problème du côté de l’Algérie ou du côté de la France. J’ai vu récemment un film Chronique d’un été, film ethnographique d’Edgar Morin et de Jean Rouch : des jeunes un peu plus âgés que je ne l’étais à l’époque, s’expriment sur le sens de leurs vies et de leurs engagements. Tous ses jeunes sont imprégnés par les ravages de la dernière guerre et par un grand désir de révolution. La décolonisation devient un problème interne à la France, ce qui n’est pas le cas pour ceux qui vivent en Algérie. On aperçoit Régis Debray, tout jeune avant son aventure sud-américaine et Marcelline Loridan qui deviendra cinéaste et qui est dans le film, une très belle jeune fille portant malheureusement le numéro matricule de déporté tatoué sur son avant-bras.
Revenu à Paris en juillet 60, je suis passé à la Joie de lire, librairie de Maspero. Je vis un livre important sur le Conflit israélo-arabe, écrit par un descendant de l’Émir Abdelkader. Je n’étais pas au courant de l’acuité de ce conflit. Ce n’est que plus tard que j’ai tenté de comprendre ce complexe conflit qui est loin d’être terminé. J’ai acheté un livre qui venait juste de paraître, c’était le livre d’André Mandouze : La révolution algérienne par les textes. Il s’agissait d’un recueil d’articles écrits par les dirigeants du FLN, expliquant les raisons du conflit et essayant d’élaborer le programme politique et économique du futur état algérien. Ce livre montrait que le FLN ne pouvait être réduit aux actions terroristes. Il n’empêche que Mandouze a choisi dans ces textes, les plus pertinents et les plus favorables à une coopération franco-algérienne. Il n’y a pas dans ce recueil d’articles défavorables à la présence des européens dans l’Algérie indépendante ou d’articles favorable au panarabisme ou au nationalisme arabe. Ce nationalisme arabe suscitait une grande méfiance des libéraux vis à vis du FLN.
L’évolution du conflit algérien m’obligea à quitter Alger en octobre 61 et à accomplir une année scolaire au Lycée Jacques Decour à Paris. Je devenais un fidèle client de la librairie Maspéro, qui était devenu le lieu où je donnais rendez-vous à mes amis. La librairie était souvent plastiquée et beaucoup de vols étaient commis par les visiteurs de la librairie, profitant de la volonté des vendeurs de ne jamais appeler la police. Ce sont d’ailleurs ces vols de livres qui ont mis Maspéro en difficulté financière.
Je me procurais naturellement les livres récents sur la guerre d’Algérie dont le fameux recueil de poésie de Jean Sénac : Matinale de mon peuple.
Début juillet, la guerre d’Algérie finissait. On entendait à tous les coins de rue Richard Anthony qui chantait : J’entends siffler le train, j’entends siffler le train. (Tiens, encore un qui vient de partir !) Je m’étais procuré dans la librairie l’Espoir Algérie, journal des libéraux, qui reparut pour un ultime numéro saluant l'Algérie indépendante et encourageant les libéraux à travailler dans la nouvelle Algérie. J’avais aussi acheté la revue Partisan, que Maspéro dirigeait. Ce numéro comportait un poème retrouvé dans la poche d’un maquisard tué au combat. Ce poème se terminait ainsi
Et la colombe, la paix revenue dira :
Qu’on me fiche la paix,
Je redeviens oiseau
Je m’aperçus que j’avais déjà lu ce poème et qu’il était de Malek Haddad.
Je me suis précipité à la Joie de lire et je signalais l’erreur à Marie-Thérèse Maugis, l’épouse de Maspéro de l’époque, qui me dit que l’erreur avait, déjà, été signalée et qu’il était émouvant d’apprendre que des maquisards algériens aimaient la poésie.
Aujourd’hui lorsque je passe rue Séverin , je remarque avec tristesse les lieux vivants de ce quartier, disparus au profit de commerce sans intérêt. Il n’y a plus de joie de lire rue Séverin et Place Saint André des Arts, la boutique du naturaliste Boubée, où l’on pouvait admirer des oiseaux et des papillons, est remplacée par une vulgaire banque. .Heureusement, la rue du Chat qui pèche est toujours là !
Jean-Pierre Bénisti