Nous venons de passer une bien triste semaine. Des amis sont partis et nous avons l’impression que des pans de mur de notre vie se sont soudain écroulés.
Tout à commencé par le départ de Claude-Jean Philipe, cet enfant des deux rives qui dans un temps, rentrait chez nous par effraction après l’émission de Pivot et qui nous faisait partager le goût du cinéma et l’art de savoir faire des transitions. Peu après le départ d’un monsieur, dont je n’avais qu’une connaissance virtuelle, deux amis nous ont quittés : Antoine Blanca, mon vieux camarade de lutte pour la paix en Algérie et Hamid Nacer-Khodja, avec qui j’ai partagé beaucoup de grands moments.
Antoine Blanca
J’ai connu Antoine Blanca en 1960. J’étais en seconde au lycée Bugeaud (Émir Abdelkader aujourd’hui) alors qu’il remplissait les fonctions de surveillant. C’est mon camarade Pierre Grou qui me l’avait présenté comme étant le Président du Comité étudiant d’action laïque et démocratique. Ce comité regroupait des étudiants d’Alger, que l’on qualifiait de libéraux. Ces étudiants étaient en opposition avec l’Association générale des étudiants d’Alger, hostile à toute tentative de négociation de paix en Algérie., Le CEALD, présidé par Blanca avait comme secrétaire Claude Olivièri et comme dirigeants Abdelmalek Sayad, élève de Bourdieu et futur sociologue, Marc Bevilacqua et Jean Sprécher (1930-2006) qui a raconté l’histoire de ses étudiants dans un livre : « À contre-courant » (1). Lors de la fin du conflit algérien, Antoine, menacé par l’OAS fut obligé de s’exiler.
Je le revis au lendemain de l’Indépendance à Alger, où il enseignait l’espagnol à un lycée encore Bugeaud qui n’a pas tardé à devenir Abdelkader. Déçu par la tournure politique prise par les nouveaux dirigeants de l’Algérie, il partit s’installer en France et il rentra dans la direction du Parti Socialiste aux côtés de Pierre Mauroy. Je l’ai alors perdu de vue et j’ai su que grâce à ses connaissances de la langue espagnole, il est devenu un très grand spécialiste de l’Amérique du Sud. Il rencontra les dirigeants latino-américains comme Fidel Castro, Salvador Allende ou Raùl Alfonsin. Après la victoire de la gauche en 1981, il devint ambassadeur à Buenos Aires et fit une grande carrière diplomatique. Nous étions fiers d’avoir comme représentant de notre pays en Amérique du Sud, un ami né à Alicante, fils d’un républicain espagnol, et ayant passé son enfance en Algérie
Je l’ai retrouvé lors de sa retraite. Il était devenu écrivain et je le rencontrais lors des salons annuels du Maghreb des livres.
Il avait écrit un livre sur la fin du Président Salvador Allende, le 11 septembre 1973. Il avait intitulé son livre : « L’autre 11 septembre. » (2) Et c’est aussi le 11 septembre 2016 qu’il nous a quitté.
Son blog s'était arrêté après un texte d'hommage à Michel Rocard;(3)
Lors de ses obsèques, Lionel Jospin a prononcé l'éloge funèbre sur cette vie, qui a été en quelque sorte une magnifique synthèse.(Synthèse entre la France, l'Algérie, l'Espagne et l'Amérique du Sud)
Camus avait pensé à faire de sa vie une œuvre d’art. Antoine Blanca a tenté de le faire.
Hamid Nacer Khodja.
Hamid s’est éteint le 16 septembre. Nous savions qu’il luttait contre la maladie depuis presqu’un an et nous n’avions plus beaucoup d’espoir.
En 1971, Jean Sénac avait remarqué ce jeune poète de 18 ans et l’avait inclus dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (4). Il avait présenté Hamid comme un doux poète « qui sait que la profonde terre du verbe Aimer passe par le bonheur des autres. »
Par la suite, il l’avait désigné comme l’un des gardiens de son œuvre littéraire.
Après la disparition de Rabah Belamri, Hamid s’est consacré sans relâche à l’œuvre de Sénac.
Je l’avais croisé lors des mémorables journées Sénac de Marseille en 1983 mais c’est en 2002 qu’il est devenu pour moi un très grand ami. Lors de la publication des écrits sur l’art de Jean Sénac : Visages d’Algérie, (5) je l’ai aidé à retrouver la trace des peintres auxquels Sénac avait consacré des articles, et l'ai mis en relation avec leurs ayants droits qui sont presque tous des copains d'enfance, car ces artistes de la génération de mon père étaient pour la plupart disparus.
Il s’est alors intéressé aux œuvres des peintres d’Alger que j’avais connus : Louis Bénisti, Bénaboura, Guermaz, René Sintès ou Jean Degueurce.
En 2004, il organisa avec Aldo Herlaut, directeur du Centre Culturel Français d’Alger, les rencontres Sénac,, qui réunissaient une cinquantaine d'amis, dont je faisais partie..
Jean Sénac, critique algérien (6), devint le sujet de sa thèse qu'il soutint à Montpelier sous la direction de Guy Dugas en juin 2005. d
Il quitta alors l’administration (sous-préfet) pour enseigner la littérature à l’Université de Djelfa.
Il devint alors l’un des meilleurs connaisseurs de la littérature algérienne de graphie française.
Son livre sur la correspondance Camus-Sénac (7) est universellement connu et il éclaire deux points de vue différents, mais tous deux respectables, sur la tragédie algérienne.
Nous l’avons vu à Pézenas l’an passé où il était venu rendre hommage à l’éditeur Edmond Charlot lors d'un colloque organisé à l'occasion du centenaire de sa naissance.
La maladie l’a empêché de poursuivre son activité. Nous n’avons pu le voir à Alger lors du soixantième anniversaire de l' Appel pour une Trêve civile d’Albert Camus.
Lors des derniers mois de sa vie, , notre amie Odile Teste l’a soutenu et lui a permis de communiquer avec l’ensemble de ses amis.
Dans un de ses poèmes, Jean Sénac avait suggéré aux jeunes gens de son pays de venir danser le hadaoui devant sa tombe.
Écoutons le poète et que les jeunes gens des deux rives viennent danser le hadaoui sur la tombe de Sénac près d’Alger puis sur celle d’Hamid à Djelfa !
Jean-Pierre Bénisti
- Jean Sprécher : À contre courant, Étudiants libéraux et progressistes à Alger 1954-1962. Éditions Bouchène, 2000
- Antoine Blanca : Salvador Allende, l’autre 11 septembre. Éditions Bruno Leprince, 2003
- Voir : http://inter-socialiste.over-blog.com/2016/07/rocard-l-huguenot-beatifie.html
- Jean Sénac : Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Librairie Saint-Germain des près. Paris, 1971.
- Jean Sénac : Visages d’Algérie. Regards sur l’art. Préface de Guy Dugas. Éditions Paris-Méditerranée. Paris, 2004.
- La thèse a été publiée sous le titre Jean Sénac critique algérien, préface de Guy Dugas. Édition El Kalima, Alger,2013.
- Hamid Nacer-Khodja : Albert Camus, Jean Sénac, ou le fils rebelle. Préface de Guy Dugas. Éditions Paris-Méditerranée. Paris, 2004.
Antoine Blanca s'entretient avec Maïssa Bey de leur enfance communre à Boghari (Aujourd'hui Ksar El Boghari) Paris, Maghreb du livre 2015