En juin 1962, je me trouvais à Paris. J’avais dû quitter Alger en septembre 1961 et une tante m’avait hébergé. Le 25 juin, je devais passer le bac au lycée Honoré de Balzac à Clichy. Je n’ai pas été satisfait de mon examen, mais après une telle impréparation, je ne pouvais qu’attendre un miracle. J’étais si peu satisfait que je n’aie pas eu le courage de préparer un oral hypothétique.
À la fin de la semaine, alors que les habitants de l’Algérie s’apprêtaient à voter au referendum d’autodétermination, je reçus un appel d’un ami qui m’invitait à venir passer un week-end à Trouville, dans une maison appartenant à sa famille. J’ai été ravi de pouvoir me promener en Normandie. Cette région dont les maîtres d’école d’Algérie nous avaient vanter le charme en nous faisant apprendre par cœur une chanson en l’honneur d’un pays qui ne nous avait pas donné le jour. J’ai pu apprécier ces coins de Normandie que beaucoup de peintres avaient p représenté,notamment Boudin ou Marquet... Nous avons été à Honfleur et à Deauville. Je n’étais pas encore familiarisé au flux et au reflux, étant avant tout méditerranéens.
Alors que la France organisait le rapatriement des pieds-noirs qui affluaient dans les ports et les aéroports, l’Algérie votait et déjà des dissensions apparaissaient au sein de la direction du FLN. Mohamed Khidder démissionnait du GPRA et devait être suivi de Ben Bella. On apprenait qu’ils partaient à la frontière algéro-marocaine rejoindre l’armée algérienne des frontières dirigée par le Colonel Boumediene., qui s’opposait à l’armée des maquis des différentes wilayas. Le "bordel" commençait et cette situation chaotique était naturellement exploitée par les nostalgiques du temps de la colonisation. .
Après ce séjour en Normandie, je rentrais à Paris et je trouvais des cousins qui revenaient d’Alger dans une immense tristesse apprenant que l’Algérie passait le cap de l’indépendance. Cette tristesse contrastait avec mon enthousiasme. Je venais de me procurer le numéro spécial de l’Espoir Algérie, journal des libéraux d’Algérie, qui reparut pour saluer l'Algérie indépendante et encourager les libéraux à travailler dans la nouvelle Algérie. Ce numéro de l’Espoir devait être le dernier. Il y avait en première page une citation d’Emmanuel Robles :
- Quelle peut bien être ta patrie ?
- Là, où tu veux vivre sans subir l’humiliation.
Je passais au quartier latin et je rencontrais Pierre Salama, qui arrivait d’Alger et me dit qu’il voudrait voir mes parents en compagnie de sa sœur Myriam et son beau-frère : Maître Yves Dechézelles. Au bar le Soufflot, qui était paraît-il un café de gauche, je rencontrais l’acteur Boudjemaa Bouhada, qui me présenta son ami le peintre Denis Martinez. Ce dernier parcoura la revue Partisan, que je venais d’acheter chez Maspéro et apprécia un poème de Nordine Tidafi intitulé Paix. Il y avait aussi dans cette revue un poème trouvé chez un soldat de l’ALN tué au maquis. Je m’aperçus que j’avais déjà lu ce poème et qu’il était de Malek Haddad.
Et la colombe, la paix revenue dira :
Qu’on me fiche la paix,
Je redeviens oiseau
Je me suis précipitais à la Joie de lire pour signaler l'erreur à Marie-Thérèse Maugis, l’épouse de Maspéro à l’époque qui me dit que l’erreur avait été signalée et qu’il était émouvant d’apprendre que des maquisards algériens aimaient la poésie.
Le 5 juillet, Mouloud Belkebir, militant trotskyste et vraisemblablement membre de la fédération de France du FLN m’avait invité à venir fêter l’Indépendance autour d’un couscous, il m’avait donné rendez-vous au métro Bonne Nouvelle. J’hésitais à aller fêter cet événement, vis-à-vis de ma famille qui si elle devait apprendre que je partage le couscous avec les indépendantistes, en aurait été blessée. Malgré tout, je décidais de me rendre au lieu de rendez-vous, mais j’y arrivais trop tard et ne je ne pouvais rencontrer mes camarades. C’était sans doute un acte manqué. J’allais donc au quartier latin et je faisais le tour des restaurants algériens de la rue de la Huchette. Ils avaient tous pavoisé avec des drapeaux verts et blancs et l’on entendait des chants patriotiques algériens dont Min Djibellina, ce fameux chant qui commence par l’air de Sambre et Meuse. Un Algérien m’offrit le numéro spécial de l’Ouvrier algérien, journal de l’UGTA, qui avait revêtu les couleurs du drapeau algérien. Je rentrais à midi au 64 où je retrouvais mes cousins, qui manifestaient leur tristesse. L’après-midi, je fis le tour des boulevards extérieurs et j’ai pu apprécier l’ambiance festive créée par les Algériens, boulevard de la Chapelle, Boulevard de la Villette, Belleville et Ménilmontant.
Bien plus tard, Jean Pélégri me racontant cette fameuse journée du 5 juillet 1962 me dit que ce jour-là, il était à la fois heureux de voir la fin de la guerre et les Algériens retrouvant leurs dignités, mais aussi triste de voir ses compatriotes français devant quitter l’Algérie ou y rester mais dans un pays devenu étranger. Il me dit avoir eu la visite de deux amis algériens : Mourad Bourboune et Abdallah Benanteur qui lui dirent : « Jean, nous savons qu’aujourd’hui, c’est pour toi un jour difficile et nous ne voulions pas te laisser seul ce jour. » Les trois amis firent un tour le soir sur les quais de Seine qui en ce temps du mois de juillet étaient très animés. Vers dix heure du soir, ils entendirent une voix crier : « Mourad ! Mourad ! » Mourad Bourboune se retourna et vit un de ses anciens camarades pied-noir qui venait de quitter l’Algérie. « Tu te souviens Mourad du professeur de latin qui nous faisait apprendre des tirades de l’Enéïde ! » Et voilà que le jour de l’Indépendance de l’Algérie un Algérien et un Français se mettent à déclamer des vers de Virgile :
Arma virumque cano, trojae qui primus ab oris, italiam fato profugus Laviniaque venit..
Voir algériens et français se retrouver le jour de l’indépendance de l ‘Algérie sur les bords de la Seine pour réciter l’Enéide paraît surréaliste... Nous comprenons aisément que le colonialisme n ‘a pas été entièrement négatif.
Le soir de ce 5 juillet, j’ai écouté les informations à la radio, pour savoir comment les manifestations s’étaient déroulées en Algérie. Les algérois ont manifesté leurs joies avec beaucoup de dignité. À Oran, par contre, il y eut des morts. On aurait tiré sur des manifestants, et des Européens furent massacrés. Ces troubles à Oran sont encore aujourd’hui encore inexpliqués.
J’ai rejoint mes parents en Algérie, seulement en septembre 62 le jour où le peuple d’Alger manifestait aux cris de « Sebbaa snin Baraket ! » (Sept ans, c’est assez !).
Jean-Pierre Bénisti