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22 mai 2018 2 22 /05 /mai /2018 17:35

Phillipe Lançon, journaliste de Libération, blessé en janvier 2015, lors de l'attentat de Charlie Hebdo vient de publier un livre remarquable sur cet évènement : Le Lambeau éditions Gallimard. Il avait publié un article sur l'Algérie intitulé Alger la Franche, où il évoquait : Alger, Camus et Tipasa :

 

    L’Algérie fait peur aux touristes, certains directeurs étaient corrompus. Le petit-déjeuner reste épouvantable, mais la salle à manger, avec ses hauteurs staliniennes et sa vue sur le port, fait passer le goût du café. Il arrive que des cafards grimpent le long des grands rideaux orange. On leur sourit en écoutant de la musique classique. Les 150 chambres, qui communiquent entre elles pour faire éventuellement appartements, ne sont pas toujours propres, mais leur style et leurs balcons Art déco font passer outre. Le personnel est aimable. Les prix, raisonnables. Les clients oublient de fermer la double porte des deux ascenseurs sublimes, le personnel grimpe et descend les escaliers pour les refermer. L’Aletti est une splendeur de l’Art déco et l’un des lieux les plus fascinants d’Alger.

 

François Hollande côtoie Roger Hanin

 

L’actuel directeur, Sami Djilali, né à Bougie en 1956, est en place depuis 2003. C’est un grand homme apparemment austère, réservé. Il fait visiter nonchalamment le passé de l’hôtel : son ancien casino, avec un perchoir pour les inspecteurs de jeux, et l’escalier majestueux qui ouvrait sur la mer, aujourd’hui fermé. Un gigantesque Poséidon de 1950, peint et ciselé sur un miroir vieilli, domine la salle de jeu. Un saint Georges terrassant le dragon protège le bar Art déco, très cosy dans ses tons bruns, et qui donne également sur la mer. Un couloir ouvre sur l’ancienne discothèque et, au-dessus, l’ex-restaurant Chantecler. Rien n’a encore été rénové. L’Aletti est suspendu à son passé comme un lustre au plafond écaillé.

Le second palace colonial, l’hôtel Saint-Georges, dit El-Djazaïr, est situé sur les hauteurs de la ville. Il a été restauré dans son style néomauresque. Sur les murs du bar, en noir et blanc, des photos des clients populaires, pêle-mêle, algériens et français. François Hollande côtoie Roger Hanin, juste sous Luis Fernandez. Plus loin, on remarque Charles Aznavour, Samy Naceri, Jean-Pierre Foucault, PPDA, Jean-Claude Brialy, Bertrand Delanoë, Alexandre Arcady, Smaïn, Béatrice Dalle et Gad Elmaleh. Les grands écrivains sont à l’entrée, dans les courants d’air. Ils sont tous morts.

La librairie des Beaux-Arts, située dans le centre, est l’une des plus anciennes d’Alger. Elle est minuscule, sur deux étages unis par un vieil escalier de bois. On dit que Camus venait s’installer sur les marches pour corriger ses articles. Elle a été fondée par Pierrette Lazerges, qui créera plus tard, à Aix-en-Provence, la librairie Vents du Sud. Elle laisse les Beaux-Arts après l’indépendance au catalan Joaquim Grau, que tout le monde appelait Vincent. Des islamistes le descendent sur le pas de la porte le 21 février 1994

Un texte, avec sa photo, rappelle sa vie et les circonstances de sa mort. C’était une forte personnalité, qui prêtait les livres et écoutait du jazz. Depuis, la librairie a été régulièrement menacée de fermeture par les hausses de loyer. En avril, il était de nouveau question qu’elle disparaisse. Malika Sadeg, la Kabyle volubile qui s’en occupe et qui aime Alphonse Daudet, fermait la porte à clé pour éviter que la propriétaire des murs ne vienne faire un scandale, «c’est une folle et c’est son habitude.»Elle pleure légèrement quand elle parle de la mort de Vincent et du destin de la librairie, puis elle rit parce que la vie continuera.

Comme partout ailleurs, on ne trouve pas ici les livres de l’un des plus grands auteurs algériens de langue française, le défunt Kateb Yacine. Le Seuil, son éditeur méfiant, refuse de vendre les droits. C’est un effet pervers de la décolonisation et c’est un peu comme si l’on ne trouvait pas en France les Misérables ou Voyage au bout de la nuit.Que vend Malika ? «Beigbeder, celui-là, c’est la folie. Il y a aussi la Belge, Nothomb. D’Ormesson est très demandé. Attali, c’est pas ma tasse de thé, mais on me le demande. Et Michel Onfray est venu ici. Il est allé voir la maison de Camus.»Les livres du «géopolitologue» Pascal Boniface sont là comme ailleurs, luisant dans le vide éditorial ambiant, mais elle fait la grimace et dit qu’ils ne se vendent pas. Quant à Camus, «c’est la coqueluche, il est algérien quand même !» Sur le mur d’en face, à côté d’une photo où il apparaît en compagnie de Jules Roy et d’Edmond Charlot, il y a une citation de l’Eté«En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours eu peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave.»

 

         Dans l’Eté,il y aussi un texte de 1952, intitulé «Retour à Tipasa». Camus aimait ce site archéologique, situé à 69 kilomètres à l’ouest d’Alger. Une nouvelle autoroute y conduit, longeant la mer et traversant les cités construites par ces invisibles fourmis qui fascinent les Algériens et que sont les Chinois. Tipasa, ou Tipaza, est un petit port à côté duquel se trouvent des ruines romaines et chrétiennes datant du IIe siècle après J.-C.

      Camus a écrit deux fois sur ces lieux. Le premier texte, «Noces à Tipasa», date de 1937 ; le second est «Retour à Tipasa». Entre les deux, la jeunesse est partie et la guerre a passé. Une stèle a été faite, un an après la mort de l’écrivain, par son ami le sculpteur Louis Bénisti. Elle se trouve sur la colline ouest du site, isolée, face à la mer. C’est un bloc rectangulaire pas très haut, d’une pierre dure et ocre. On y a gravé : «Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Albert Camus.»Ces mots sont tirés de «Noces à Tipasa». L’écriture est à peine lisible. Elle disparaît dans le crépi de la pierre, comme les ruines dans le paysage, comme la France dans les traces qu’elle a laissées.

        Les jeunes Algériens viennent ici flirter, rêver, se baigner, comme au temps de Camus. Un groupe d’étudiantes aux cheveux couverts est venu étudier et dessiner les ruines sur du papier quadrillé. La plupart ne connaissent pas l’écrivain. Au printemps 1958, Camus retourne une dernière fois à Tipasa. Dans ses Carnets,il écrit :«Je mourrai et ce lieu continuera de distribuer plénitude et beauté. Rien d’amer à cette idée. Mais au contraire sentiment de reconnaissance et de vénération.»Et, dans Retour à Tipasa«Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres.»

 

Philippe Lançon

 

Voir :

 

Alger la franche: 

http://www.liberation.fr/planete/2012/07/06/alger-la-franche_831690

 

 

 

Camus, l'homme bien révolté :

http://next.liberation.fr/culture/2009/11/21/camus-l-homme-bien-revolte_594884

 

Camus, cet étrange ami :

http://next.liberation.fr/culture/2010/01/02/camus-cet-etrange-ami_602169

 

Stèle gravée par Louis Bénisti (Photo JPB 1961)

Stèle gravée par Louis Bénisti (Photo JPB 1961)

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