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3 janvier 2020 5 03 /01 /janvier /2020 09:35

Les Iles 

Une frange de récifs protégeait ses abords mieux que murailles et glacis. Pour les prudences de la mer, c’était « les Iles ».

Certains de ces hauts-fonds se perdaient à la vue sous des crachats d’écumes mêlés à leurs toisons d’algues. L’un d’eux cependant pointait aux jours des calmes plats et des mers basses, une pierre noire où l’œil d’une source filait une eau douce venue de montagnes lointaines. Mais sous les rouleaux que poussaient les vents, rien n’apparaissait de cette tête où souvent les navires se brisèrent.

Les pêcheurs qui ramenaient leurs prises dans la nuit des petits matins savaient l’éviter et l’appelèrent « Ras El Aïn ». Aux temps où les barbaresques s’enrichissaient des butins de la course, ils trouvaient derrière ces récifs, des sables où dresser leurs felouques. Alors à l’abri des poursuites, ils pouvaient démâter et retourner les coques pour curer les souillardes et recalfater les bitumes. Puis, ils remouillaient et menaient leurs coursiers vers des criques au pied des falaises d’où les guetteurs criaient la vue des galions souvent chargés de draps anglais et de faïences hollandaises.

Pour vaincre la « course », les Espagnols prirent pied sur la plus grande pente de ces îles et n’en furent chassés qu’au moment où un remblai de gravats en permit le siège et l’assaut. Leur fuite abandonnait des casernes et un fortin dominé par une tour nommée « El Peñon ». Les siècles écoulés ont fait de cette vigie une gloire de pierre.

De Mustapha, nous regardions ce doigt levé qui désignait une darse sertie comme un joyau entre les arcades de l’Amirauté et les murs espagnols.

La tour devint sémaphore et son lanterneau fut muni d’un phare. Dès la nuit tombée, des faisceaux alternés étendaient sur la baie, des bras de lumière qui bénissaient le port aux cadences des codes marins. Quant au sémaphore surmonté du drapeau français, il disait l’état de la mer et signalait l’entrée des courriers dans le golfe. Dès qu’apparaissaient à son grand mât, les couleurs d’une compagnie de navigation, une foule s’agglutinait aux rambardes des boulevards, chaudes de soleil.

Comme un majestueux seigneur, escorté de bateaux-pilotes et de remorqueurs, le navire franchissait la passe, remplissait le port, puis doucement s’alignait à un accastillage juste fait pour sa grandeur.

Inconscients d’un héritage de grandeur, enfants insouciants de son prestige, nous savions cependant que ce balcon qui dominait la baie était un morceau de France offert en cadeau à ce côté de mer réchauffé au soleil d’Afrique. De là, sous un ciel entier, nous regardions le monde au delà des limites de nos regards.

Une voile, lentement, glissait sur l’eau bleue du crépuscule. Quelques fumées montaient encore des navires assurés sur leurs amarres. Des points de lumière piquaient le Cap Matifou. Les feux  de la passe s’allumaient. Dans le soir qui repoussait la nuit, nous attendions les derniers rouges de l’horizon.

Sur l’eau à peine bougée que brunissait le couchant, les bateaux s’endormaient sur leurs rêves d’évasion vers les îles du bout du monde, où vers des lointains plus proches que nos instituteurs nous racontaient. Ils évoquaient un vieux pays de forêts et de marécages où, vêtus de peaux de bêtes, vivaient aux temps anciens nos ancêtres les Gaulois. Ainsi nos maîtres troquaient-ils un immense amour contre une assiduité vers une vérité que nous gardions au cœur.

Ils s’appelaient : Lordet, Bouchon, Siguewald, Paoli, Timsit, Louis Germain, mais l’accent de leur langage devenait celui de nos rivages. Ils nous parlaient de ses lointains distants d’une seule nuit de mer cadencée, aux rythmes des pistons des machines, et de l’arrivée aux matins qui sentaient le goudron, les épices et la bouillabaisse.

Souvent, ils mettaient entre nos mains des livres de carton usé dans lesquels nous apprenions à aimer des provinces, des montagnes et des rivières aux noms magiques et glorieux. Des images nous montraient des ponts franchissant des fleuves et des routes bordées de grands arbres qui toutes menaient vers une ville dont l’éclat des lumières éclairait le monde.

Nous traversions des forêts dont il fallait nommer les arbres, des champs dont nous apprenions à aimer les herbes et les fleurs…Un enfant courait après des chevaux pour aider aux labours. Des branches effeuillées griffaient un ciel d’hiver…Au-dessus d’un toit d’ardoise, une cheminée fumait le feu d’un âtre où cuisait la bonne soupe des paysans.

Une route bordée de platanes centenaires menait vers Paris. Sur une ligne droite, une Facel Véga lancée à grande vitesse heurtait de plein fouet le fût d’un de ses arbres.

 

L’horloge d’un clocher voisin indiquait  quatre heures.

 

                                                                                 Louis BÉNISTI

 

Extrait de  Louis Bénisti  "On choisit pas sa mère"Souvenirs sur Albert Camus, L'Harmattan. Paris, 2016

 

 

Voir Max-Pol Fouchet parle de Camus

https://www.ina.fr/video/I10097466?fbclid=IwAR0SHbG2NlYf8OicX3WfAPWroZJQjr_h7K14r7q7jCj7TTUp5_rGAa4Szqk

 

Mouloud Féraoun parle de Camus 

https://www.youtube.com/watchv=MIhNVjNYlws&feature=share&fbclid=IwAR3pKFClzhxcz3z87LcVMLwbKh4N86UMResuov9ecqtz1kDSO7qJnYym5d8

Le Figaro Littéraire Janvier 60

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Le Journal d'Alger 6 janvier 60

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Article de Morvan Lebesque pour le Canard enchaîné (janvier1960)

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