En 1962, j’avais quitté Alger et j’étais élève en terminale au lycée Jacques Decour, square d’Anvers à Paris.
Sur les murs de Paris, des affiches appelant au vote d’un statut pour les objecteurs de conscience étaient placardées. Elle portait la signature de Louis Lecoin, qui avait entrepris pour défendre ce projet une grève de la faim. Je sus que Lecoin était un vieux militant non-violent qui avait été en son temps défendu par Camus Je fus attentif à l’appel de ce monsieur. Gardère, mon professeur de philosophie, aborda en classe le problème de l’objection de conscience et prit la défense de Lecoin. J’ai toujours été sensible à ces personnes qui, par pacifisme, militent pour l’objection de conscience. Je pensais à la chanson de Francis Lemarque chantée par Yves Montand :
Quand un soldat s’en va--en guerre, il a
Des tas de chansons et des fleurs sous ses pas,
Quand un soldat revient de guerre, il a
Simplement eut de la vaine et puis, voilà !
Cette chanson était relayée par le Déserteur de Boris Vian, chantée par Mouloudji.
Un matin fin janvier, les enseignants firent deux heures de grève contre le terrorisme et pour la paix en Algérie. Les cours s’arrêtèrent à dix heures. Je me rendis avec des camarades à la Mutualité où un meeting eut lieu. Le doyen Georges Vedel fit un très grand discours sur les libertés menacées par la poursuite de la guerre d’Algérie. On fit l’éloge de l’engagement des intellectuels contre la guerre d’Algérie et notamment au sein du Comité Maurice Audin. Georges Vedel, brillant professeur de Droit constitutionnel entra par la suite à l’Académie française ; à sa mort, son fauteuil sera occupé par Assia Djebbar, qui ne mentionna pas dans son discours l’action de Vedel pour la paix en Algérie. Ah, chère Assia Djebbar, le saviez-vous et dans ce cas, ce n’est pas correct que l’ancienne militante algérienne ne le mentionnât point, ou l’ignoriez-vous et ce serait plus grave !
L’OAS frappait à Alger en plastiquant les personnes qui ne leur n’étaient pas favorables et en assassinant leurs opposants. Mon père en voulait terriblement à De Gaulle d’avoir laissé se former ce mouvement dans le but de pourrir la situation et de peser sur les négociations avec le FLN. Cette stratégie du pourrissement de la situation était tout à fait déplaisante. En France, l’OAS n’assassinait pas encore beaucoup, mais plastiquait les appartements des intellectuels et des professeurs de Facultés : Laurent Swartz, Alfred Kastler, futur prix Nobel, Roger Godement, Georges Gurvitch etc.…Un soir, elle essaya de frapper l’auteur de la Condition humaine : une charge de plastic fut déposée devant l’appartement de Malraux. Ce n’est pas le ministre qui fut atteint mais sa voisine, une petite fille Delphine Renard1 qui eut une grave blessure au visage.) Devant l’indignation de la population parisienne, les partis de gauche appelèrent à manifester le soir même, de la Bastille à la République. Des tracts étaient distribués le matin du 8 février. Papon, comme d’habitude, prétexta l’atteinte à l’ordre publique pour interdire la manifestation. Je me suis rendu aux abords de la Bastille pour voir l’évolution de la situation, des bouts de manifestations essayaient d’avancer. Les flics frappaient les manifestants qu’ils trouvaient sur leurs passages et entraînaient des bousculades dans la foule. Les manifestants dispersés par la force se trouvaient sans contrôle et pouvaient se livrer à des exactions. J’ai pris donc le métro et je suis rentré à Montmartre. La radio nous apprit que huit manifestants avaient été mortellement blessés aux alentours du métro Charonne. Beau travail ! Monsieur Papon ! Les ordres donnés aux policiers de réprimer les manifestants ont entraîné une gigantesque bousculade précipitant les passants, manifestants ou non, vers les bouches de métro qui étaient fermées par mesure de sécurité. Ce préfet s’était déjà illustré le 17 octobre 1961 en réprimant la manifestation des Algériens. Heureusement que ce sinistre préfet de police soit parti en retraite juste avant Mai 68. Un préfet de police d’une autre qualité, Maurice Grimaud réussit à limiter les dégâts au cours des nombreuses manifestations parisiennes. Les responsables actuels de la police devraient s’inspirer de ce préfet.
Nous étions naturellement très en colère de l’attitude du pouvoir gaulliste, vis-à-vis des militants pacifistes de gauche. En fait, et cela je l’ai compris bien plus tard. De Gaulle pour mettre fin à la crise algérienne voulait se passer d’un soutien de personnes venant d’une gauche dominée par le PC. Après ces événements, il était très difficile pour des personnes de gauche d’accorder un soutien à la politique de De Gaulle , même si elles approuvaient sa politique algérienne .
Le mardi 13 février, je me rendis au lycée Jacques Decour, où les professeurs comme les élèves étaient invités à se mettre en grève. J’ai donc rejoint mes camarades à la porte du lycée et nous nous sommes rendu à la République dans le but de nous joindre au cortège funèbre qui accompagnait les victimes au cimetière du Père Lachaise. Nous avons attendu sur les trottoirs de l’avenue Parmentier le passage du cortège composé d’abord du fourgon mortuaire, puis d’une fanfare jouant la marche funèbre de Chopin, puis huit jeunes portant les photos géantes des huit victimes2, ensuite les familles des victimes en habit de deuil, enfin les représentants des syndicats et des partis politiques. Il était facile de remarquer la délégation du PC avec Jacques Duclos, Waldeck Rochet et Jeannette Vermersh, la délégation du PSU avec Edouard Depreux, André Philip et Pierre Mendès-France dont la présence fut très remarquée. Après le passage des officiels, nous avons rejoint la longue foule anonyme. Le journal, l’Humanité parla d’un million de personnes, la préfecture de police estima le nombre des présents à cinquante mille. En fait nous devions être un demi million. Arrivé à la porte du Père Lachaise., nous devions écouter les discours des responsables syndicaux, comme Paul Ruff, de la FEN, que mes parents avaient bien connu à Alger, à l’époque où il enseignait les mathématiques dans un cours privé fondé à l’intention des élèves israélites mis à la porte des lycées par les autorités vichystes. Le temps de ce 13 février était assez gris. Vers midi le soleil se leva et les oiseaux se mirent à chanter pour accompagner les discours des orateurs. Après les discours, nous avons atteint le mur des fédérés où les victimes ont été inhumées. Face au mur, les gerbes déposées formaient un gigantesque parterre de fleurs.
Jean-Pierre Bénisti
- Delphine RENARD : Tu choisiras la vie, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2013 336 p. (
- Alain DEWERPE (1952-2015) , le fils d’une des victimes, Fanny Dewerpe, devenu historien a écrit un livre sur cet événement : Alain DEWERPE: Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État. Gallimard. Coll « Folio. Histoire » (n°141) , 2006, 897p