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13 mai 2020 3 13 /05 /mai /2020 15:45

           

 

               

 

 

                 Après le rude hiver de 1956, on vit apparaître le squelette des oliviers. Jusque-là ils avaient été grecs de la belle époque ; brusquement, ils s'étaient dépaysés, ils avaient voyagé dans le temps et dans l'espace jusqu'à la brutalité et la sauvagerie des totems ; ils couvraient désormais les collines de diagrammes rituels. Ce que les poètes avaient fait du chevalier, de la dame du moine, du roi, du pape, de l'empereur du Moyen Âge dans les danses macabres, le gel l'avait fait avec les arbres, et surtout avec les arbres éternels, sur lesquels les saisons passaient sans marquer. Du jour au lendemain, après des nuits de moins trente, leur sort fut réglé ; après quelques semaines, ils apparurent dans leur véritable identité. Sur l'emplacement du verger donneur d'huile avec lequel on avait jusqu'ici l'habitude de vivre en bonne compagnie (c'est-à-dire en hypocrisie naturelle), apparut une atroce simplification avec laquelle désormais il n'était plus possible de ruser, et qui ne pouvait plus servir à aucun mensonge. Comme le pape enfin dépouillé de ses turpitudes, réduit à une cage d'os où seul le vent peut siffler, comme le chevalier bouilli dans le dernier combat jusqu'à n'être plus qu'osselets, comme la femme devenue simple agencement de leviers très mathématiques, les squelettes d'arbres nous contraignaient à l'enquête toujours retardée sur la réalité et sur l'aspect du monde. Brusquement, à l'époque du plus flamboyant progrès, il nous était demandé de rejoindre une plus haute pensée. Tout ce qui nous paraissait merveilleusement esprit froid, méthodique, automatique, logique, technique, il nous était commandé de le penser à nouveau avec un esprit vraiment froid, méthodique, automatique, logique, technique, dépouillé de tout le romantisme de la science moderne, repris par la magistrale précision du poète du fantastique.

     Les paysages qui, jusqu'alors avaient été naturels devenaient magiques, et leur transformation faisait comprendre l'extraordinaire complication du naturel. Certains vallons de délices virgiliens étaient devenus les places d'armes de l'enfer. Dépouillées de tout un apparat d'espérances, les collines dressaient le théâtre d'un « après la mort » où l'on entrait tremblant de peur et de curiosité. On entendait une voix bien plus moderne que celle des temps modernes, le cliquetis des petites machines à calculer sonnait faux, c'est-à-dire composait une architecture sur l'erreur, une symphonie sur le désaccord, tout aussi équilibrée l'architecture, tout aussi spirituelle la symphonie, que celles dont le monde avait été construit jusqu'à présent, et les grandes machines à calculer commencèrent à ronronner comme des tigres, c'est-à-dire avec un manifeste instinct de conservation. Alors qu'au Moyen-Âge la danse macabre était la fin de toute vanité, les huit cent mille squelettes des oliviers de Provence morts de gel installaient une vanité nouvelle à partir de laquelle le monde pouvait se reconstruire à reculons. Un décharnement qui laissait l'esprit nu, libre et léger, et, comme dans les anciennes danses macabres, on voyait le squelette du pape, de l'empereur, du chevalier ou de la dame esquisser un pas de polka, et même « jeter la jambe en l'air », ici c'était l'esprit qui se dévergondait, changeait de morale, faisait des découvertes dans l'espace (comme il y a une géométrie dans l'espace).

      Que les anciens mythes de Pan étaient reposants à côté de cette réalité si objective, si concrète, de ce mystère si clair, de ces tombeaux qui ne laissaient plus échapper les os des jugements, mais les nudités d'une sorte de super french-cancan, plein d'humour puisqu'il préludait à des recommencements sans fin, et toujours pour des fins dérisoires.

      De là dans la construction de ces « corps morts » le concours de toute la géométrie plane, aussi sèche que dans l'âme de Monsieur Euclide, mais combien émouvante, car, au simple souvenir du feuillage gris, grec de la belle époque, qu'elle avait si longtemps porté, nous comprenions enfin qu'elle était la charpente de notre joie avant d'être (comme il se doit, et comme on sait) la charpente de l'univers.

 

                                                             19 décembre 1958

 

Jean Giono  Provence  Gallimard, 1995

Lourmarin août 1961 © Jean-Pierre Bénisti

Lourmarin août 1961 © Jean-Pierre Bénisti

Les oliviers de Lourmarin Peinture de Louis Bénisti (huile sur bois 65x50).

Les oliviers de Lourmarin Peinture de Louis Bénisti (huile sur bois 65x50).

L’hiver de 1956 semble avoir tué ces oliviers, mais de leurs souches sont apparues des pousses, et  ces surgeons sont devenus des rejetons aussi robustes que leurs aïeux.(note de Louis Bénisti)

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