La diffusion d’un film très moyen sur Djamila Boupacha me ramène à un souvenir personnel.
J’habitais chez ma tante Suzanne à Montmartre durant l’hiver 1962. En janvier, ma tante reçut une partie de sa famille d’Alger :sa sœur Cécile, avec son fils Hubert, sa belle-fille Hélène et sa petite fille Véronique, qui essayaient de s’installer à Paris. Hubert et Hélène qui furent en leur temps de gauche, avaient du fait de la tragédie algérienne, sombré dans la réaction extrémiste favorable à l’OAS. Je réussissais malgré tout à cohabiter avec eux car tout en étant d’opinions différentes nous nous estimions mutuellement. Il y eut cependant un incident. J’avais vu dans une librairie un livre de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir sur Djamila Boupacha publié chez Gallimard avec un dessin de Picasso comme couverture. J’achetais le livre, mais je renonçais à le montrer. Au cours du repas, je parlais de ce nouveau livre sur l’Algérie, et je déplorais l’usage de la torture pratiquée par l’armée pour essayer d’avoir des renseignements. : « Cette poseuse de bombe a bien mérité ce qu’elle a subi ! Et j’espère que l’OAS plastiquera tous ces intellectuels qui prennent la défense de ces terroristes ! » Me disaient en substance Hubert et Hélène. J’essayais de répliquer en arguant que le fait d’être présumé terroriste ne justifiait pas l’usage de la torture. Puis Hubert éleva le ton et me dit en colère : « Je vais te casser la gueule ! Je vais te casser la gueule ! Petit con ! » La tante Cécile reprit son fils, lui fit les gros yeux et l’interpella : « Eh bien ! Hubert ! » Ce dernier se leva et partit se coucher. Il me fit dire par sa mère qu’il avait eu une journée fatigante, qu’il avait perdu son contrôle et me demanda expressément d’oublier cet incident. J’ai depuis réfléchi à ce qui s’était passé. Dans le fond, je méritais la gifle que Hubert avait l’intention de me donner, car il était bien évident que je déplorais l’usage de la torture sans pour autant approuver les poseuses de bombe, mais inconsciemment j’essayais de discréditer l’armée française, coupable d’exactions, dans le but de contrebalancer les exactions commises par le FLN. Les exactions étant des deux côtés, les négociations pour un cessez-le-feu s’imposaient. Il est certain que je ne condamnais pas toutes ces exactions seulement au nom d’une charité chrétienne. Si je méritais une claque, Hubert la méritait aussi, lui qui semblait justifier que l’on fasse usage de la torture pour lutter contre le terrorisme. Ces débats sur le terrorisme et sur la torture sont loin d’être clos et renvoient aux positions de Camus sur le terrorisme, toujours actuelles après le FIS, le GIA et le 11 septembre 2001. Je pense aussi à ce que nous avait dit Gardère, mon professeur de philosophie d’alors, qui répondait à un camarade communiste tentant de justifier les crimes de Staline en mettant en avant la mauvaise politique américaine et le mac carthisme : « Vous justifiez une chose par une autre chose, mais les crimes des uns ne peuvent justifier ceux des autres et c’est cela que vous devez bien comprendre. »
Jean-Pierre Bénisti