Les journaux annoncent aujourd’hui la disparition de Judith Malina, qui avait fondée avec Julian Beck la célèbre troupe théâtrale du Living Théâtre.
Cette troupe avait eu ses heures de gloire, surtout au festival d’Avignon de 1968.
Les contestataires de mai 68, essayaient de donner à leur révolte un souffle nouveau en critiquant la politique culturelle de l’époque qui, selon eux, aboutissait à la consommation de produits culturels de type supermarché de la culture.
Je m’y suis rendu, pour essayer de mesurer la température des lieux.
Le Living avait présenté un spectacle Paradise Now sur la scène du Cloître des Carmes, et après un certain temps, les acteurs quittaient le lieu prévu et continuaient le spectacle dans la rue. Les riverains protestèrent. Face aux débordements, la police dut intervenir, la police et Vilar fut obligé de rappeler Julian Beck, le directeur du Living à l’ordre. Vilar lui signifia que l’argument de la pièce qui lui avait été transmis ne mentionnait pas que le spectacle se déroulerait dans la rue. Les représentations avaient été interrompues et je n’ai vu Paradise now, que l’année suivante à Grenoble. J’avoue ne pas avoir été emballé par ce spectacle peu abouti, qui essayait de provoquer un happening, selon des techniques inspirées par celles qu’Artaud avait exprimées dans le Théâtre et son double. Les acteurs et les actrices jouèrent nus et ne mettent des cache-sexes et des soutien-gorge que par obligation et l’on est en présence d’un amas de corps usés. Ces corps ont cependant une histoire : les cicatrices de césarienne et autres cicatrices d’interventions chirurgicales étaient apparentes. Si le spectacle évoluait sans garde-fous, il se terminerait en partouze et en fumerie de haschisch. Il est difficile d’interdire d’interdire totalement et beaucoup de personnes qui avaient sympathisé avec le mouvement de mai disait : Nous voulons la liberté, mais pas la licence.
Le premier jour où je me suis trouvé dans cette ville en ébullition, je me suis rendu au Verger d’Urbain V où avait lieu un débat permanent. Ce soir, le débat portait sur la politique culturelle de la ville avec Jack Ralite, adjoint à la culture à la mairie d’Aubervilliers. Ralite avait été un des artisans de la décentralisation théâtrale et avait fait construire le théâtre de la Commune à Aubervilliers avec René Allio comme architecte. Au cours de ce débat des jeunes prenaient la parole et tentaient de la garder, pour éviter que d’autres prennent la parole et il y avait des discours pseudo marxistes qui n’en finissaient plus. Ralite s’est fait traiter de con. Ralite leur répondit qu’on avait le droit de le traiter de con, mais que cela ne pouvait constituer un programme culturel. Des jeunes intervenaient, prenaient la parole et la gardaient, comme pour empêcher les autres de parler. Nous attendions tous une déclaration de Julian Beck, le directeur du Living. Il arriva dans la soirée, en compagnie de sa femme Judith Malina et de l’ensemble de sa troupe. Il annonça son retrait du festival en prétendant qu’il n’admettait pas de jouer uniquement pour les personnes pouvant payer leurs places et qu’il désirait que tout le monde ait le droit aux spectacles même à ceux qui ne peuvent pas payer leurs places. Cela était contradictoire, la troupe ne jouait pas gratuitement et même si les spectacles sont gratuits, le nombre des places est, de toutes les façons, limité.
Je remarquais l’accoutrement des acteurs du Living. Julian Beck avait un crâne chauve et des cheveux longs, une coiffure à la Léo Ferré, avant la lettre. Ses comédiens, vêtus de guenilles et de haillons gardaient une certaine élégance.
Au risque de paraître réactionnaire, j’étais, comme beaucoup de festivaliers, irrité de cette fracture au sein du monde de théâtre et navré de voir Vilar essayer de résoudre la crise, tout en restant fidèle à son idéal.
Je quittais le Verger, je passais dans la ruelle étroite coupant le rocher des Doms et où je suis toujours ému de me sentir si petit aux pieds des tours du Palais. Place de l’Horloge, je rencontrais des amis comédiens, qui m’ont avoué leur admiration pour la troupe du Living et qui étaient navrés de cette incompréhension entre le Living et la direction du Festival.
La place était noire de monde. Aguigui Mouna faisait ses discours habituels sur la société Caca pipi capitaliste, toujours avec son humour d’instituteur. Il monta sur la statue de la République et cria : « Il faut foutre le bordel ! Il faut foutre la merde ! » Vaste programme, comme dirait l’autre. Aguigui Mouna, qui s’appelait Dupont en réalité avait l’habitude de se présenter aux élections dans le cinquième arrondissement de Paris contre Jean Tibéri. Dans les réunions, il lui criait : « Tibéri ! T’es bourré !»
Le soir devant le Palais des papes, des manifestants se massaient devant l’entrée pour tenter d’empêcher la tenue des Ballets de Béjart et se mirent à crier le slogan: Vilar, Béjart, Salazar ! En dehors des assonances, assimiler Vilar et Béjart au vieux dictateur portugais, était ridicule. Béjart vint parler aux manifestants en disant que dans cette période grave, le courage était de jouer et qu’il jouera en dédiant sa représentation au Living.
J’ai été voir ce soir-là le spectacle de Béjart intitulé : À la recherche de Don Juan, avec un texte de Saint Jean de la Croix dit par Maria Casarès qui était une habituée d’Avignon. Béjart jouait lui-même avec Maria Casarès.
Le lendemain, j’ai tenté de comprendre ce qui se passait à Avignon. Je me suis rendu au Lycée Mistral. J’ai vu les acteurs du Living mêlés aux hippies crasseux profitant de la générosité du Living qui acceptait de les héberger. Des enfants culs nus jouaient dans la poussière et au milieu de ce foutoir, des acteurs acceptaient de répondre aux questions des journalistes
Le surlendemain, je me rendis au lycée des Ortolans, où Vilar répondait aux questions des jeunes hébergés dans les Centre de séjour des CEMEA. L’assistance qui aurait dû être limitée aux jeunes résidents de ces centres était truffée d’auditeurs qui s’étaient infiltrés dans le but de polémiquer. Vilar semblait fatigué, il regrettait ne pas avoir pu s’entendre avec le Living, mais refusait d’être responsable d’incidents graves et d’être obligé de faire appel à la police. Il comprenait les interrogations d’un certain public, sur la culture à consommer comme des denrées alimentaires. Ne cachant pas son agacement devant l’agressivité de ses contradicteurs, il se demandait pourquoi, le festival d’Avignon, qui se voulait populaire était contesté alors que ceux d’Orange ou d’Aix qui étaient considérés comme des festivals bourgeois ne l’étaient pas. Nous sentions un homme épuisé qui semblait lutter contre des moulins à vent. Après ce festival mouvementé, Vilar sera victime d’un infarctus et reprendra ses activités en étant très affaibli.
Le Living vint à Grenoble en mai 69 à Grenoble avec à la Maison de la Culture Antigone de Brecht, Mysteries and Smaller Pieces et Paradise now au Campus de Saint Martin d’Hère. J’ai déjà dit ce que je pensais de Paradise now, spectacle à mon avis non abouti. Par contre, les deux autres spectacles étaient absolument extraordinaires. On peut dire que ces expériences théâtrales étaient parmi les plus intéressantes que l’on avait pu voir dans les années 60. C’était un théâtre de la pauvreté avec des acteurs recherchant une esthétique, tout en étant vêtus de haillons. Tout résidait dans l’expression du visage et le jeu des acteurs. Le dialogue devenait secondaire et l’on n’était pas obligé de les comprendre. Il s’agissait vraiment d’un théâtre populaire où le public était invité à se joindre au spectacle, d’où les débordements possibles.
Jean-Pierre Bénisti
Voir :
http://ilmanifesto.info/addio-a-judith-malina-la-poetessa-della-rivoluzione/