Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 novembre 2015 4 05 /11 /novembre /2015 12:09

René Girard vient de disparaître. Ce grand penseur était très en vogue dans les années 70-80. Nous étions tous fascinés par sa théorie du désir mimétique et celle du bouc émissaire.

En juillet 2000, la Société des études camusiennes publiait son article sur l'Étranger.

http://www.etudes-camusiennes.fr/wordpress/wp-content/uploads/2012/04/bulletin055-juil2000.pdf`

Pour un nouveau procès de L'Etranger.

"Pour un nouveau procès de L'Etranger", tel est le titre d'un chapitre de l'ouvrage de René Girard, Critique dans un souterrain (L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse, 1976, p. 112-142) ouvrage épuisé chez l' éditeur et dont nous avons pu nous procurer le tout dernier exemplaire à Paris). Ce texte était paru pour la première fois (en anglais, dans PMLA, LXXIX, December 1964); il avait été republié en français dans une traduction de Régis Durand et de l'auteur (Revue des Lettres Modernes, Albert Camus I, Paris 1968). Ce texte étant assez difficilement accessible, nous en donnons ci-après quelques extraits. René Girard ne fait pas une étude juridique du procès de Meursault, mais tente de comprendre la démarche de Camus à la lumière de La Chute, opposant Clamence à Meursaut, dont il ne serait pas la "conversion" mais le "double transcendant".

"... Le besoin de se justifier hante toute la littérature moderne du «procès». Mais il y a plusieurs niveaux de conscience. Ce qu'on appelle le «mythe» du procès peut être abordé sous des angles radicalement différents. Dans L'Etranger, la seule question est de savoir si les personnages sont innocents ou coupables. Le criminel est innocent et les juges coupables. Dans la littérature traditionnelle, le criminel est généralement coupable et les juges innocents. La différence n'est pas aussi importante qu'il le semble. Dans les deux cas, le Bien et le Mal sont des concepts figés, immuables : on conteste le verdict des juges, mais pas les valeurs sur lesquelles il repose.

La Chute va plus loin. Clamence s'efforce de démontrer qu'il est du côté du bien et les autres du côté du mal, mais les échelles de valeurs auxquelles il se réfère s'effondrent une à une. Le vrai problème n'est plus de savoir «qui est innocent et qui est coupable?», mais «pourquoi faut-il continuer à juger et à être jugé?». C'est là une question plus intéressante, celle-là même qui préoccupait Dostoïevski. Avec La Chute, Camus élève la littérature du procès au niveau de son génial prédécesseur.

Le Camus des premières oeuvres ne savait pas à quel point le jugement est un mal insidieux et difficile à éviter. Il se croyait en-dehors du jugement parce qu'il condamnait ceux qui condamnent. En utilisant la terminologie de Gabriel Marcel, on pourrait dire que Camus considérait le Mal comme quelque chose d'extérieur à lui, comme un «problème» qui ne concernait que les juges, alors que Clamence sait bien qu'il est lui aussi concerné. Le Mal, c'est le «mystère» d'une passion qui en condamnant les autres se condamne elle-même sans le savoir. C'est la passion d'Oedipe, autre héros de la littérature du procès, qui profère les malédictions qui le mènent à sa propre perte. [...]

L'étranger n'est pas en dehors de la société mais en dedans, bien qu'il l'ignore. C'est cette ignorance qui limite la portée de L'Etranger tant au point de vue esthétique qu'au point de vue de la pensée. L'homme qui ressent le besoin d'écrire un roman-procès n' appartient pas à la Méditerranée, mais aux brumes d'Amsterdam.

Le monde dans lequel nous vivons est un monde de jugement perpétuel. C'est sans doute le vestige de notre tradition judéo-chrétienne. Nous ne sommes pas de robustes païens, ni des juifs, puisque nous n'avons pas de Loi. Mais nous ne sommes pas non plus de vrais chrétiens puisque nous continuons à juger. Qui sommes-nous? Un chrétien ne peut s'empêcher de penser que la réponse est là, à portée de la main : «Aussi es-tu sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges. Car en jugeant autrui, tu juges contre toi-même : puisque tu agis de même, toi qui juges». Camus s'était-il aperçu que tous les thèmes de La Chute sont contenus dans les Epîtres de saint Paul ? [...]

Meursault était coupable d'avoir jugé, mais il ne le sut jamais. Seul Clamence s'en rendit compte. On peut voir dans ces deux héros deux aspects d'un même personnage dont le destin décrit une ligne qui n'est pas sans rappeler celle des grands personnages de Dostoïevski."

René Girard - Critique dans un souterrain, Pour un nouveau procès de l'Etranger, p. 140-142.

Voir aussi son discours d'entrée à l'Académie française et la réponse de Michel Serres :

http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-et-reponse-de-m-michel-serres

http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-m-rene-girard

Partager cet article
Repost0

commentaires