En 1968, je me trouvais à Grenoble où je poursuivais les études de médecine. J'avais commencées ces études à Alger et je n’avais pu les poursuivre, à partir du moment où les diplômes passés à la faculté de médecine d’Alger n’étaient plus reconnus en Europe. Je me suis donc rendu à Grenoble fin 1966. J’ai donc été séparé de ma famille restée à Alger. Je retournais cependant à Alger pendant les vacances scolaires
Ayant choisi d’être dans l’entre-deux, entre Alger et Grenoble, j’ai appréhendé la crise de 68 de façon assez singulière, toute différente de celle de mes camarades hexagonaux.
Pour bien comprendre la façon dont j’ai vécu ces évènements, il convient de revenir aux mois qui ont précédé ce fameux mois de Mai.
Fin juillet 1967, je m’étais rendu au festival d’Avignon, qui prenait cette année une nouvelle forme. Après le théâtre et la danse, le cinéma rentrait dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Ce lieu avait été réaménagé. Vilar avait accepté la proposition de Béjart d’allonger la pente des gradins de façon à augmenter le nombre des sièges. Les sièges, disposés en gradin en forme de coquille étaient plus confortables que les précédents. Si l’allongement de la pente a permis d’avoir un plus grand nombre de places, il a eu un effet désastreux sur l’acoustique et cela est regrettable. Depuis ce temps, les architectes, qui ont souvent modifié l’agencement des gradins, n’ont pas réussi à retrouver l’acoustique de la cour des premiers festivals.
Encore aujourd’hui, Je suis toujours impressionné quand j’entends les trompettes de Maurice Jarre, annonçant les débuts des représentations et que je pénètre dans cette cour. Je suis aussi en admiration devant l’architecture du Palais des papes et je ne passe pas dans la rue étroite creusée dans le rocher des Doms et qui se trouvent au bas des très hautes tours du palais, sans ressentir toujours une très vive émotion.
La Cour d’honneur recevait pour la deuxième fois les Ballets du XXème siècle de Béjart. Je n’avais pas encore vu des spectacles de ces Ballets, n’ayant vu Béjart que dans sa première troupe parisienne des ballets de l’Étoile1. Le premier spectacle que j’ai vu, a été un magnifique Roméo et Juliette, dans un style plutôt classique.
La grande nuit de ce festival devint une nuit historique. C’était la première de Messe pour le temps présent de Béjart suivie de la première de la Chinoise de Godard. C’était un soir exceptionnel, il faisait très chaud, nous n’avions pas besoin de couverture, comme il est d’usage d’en avoir les soirs de mistral.
La messe de Béjart commençait vers vingt heures au coucher du soleil. Les danseurs étaient en blue jean et pieds nus et rappelaient les jeunes du film West Side Story. Ils commençaient d’abord à danser sur des textes du Cantique des cantiques ou de Zarathoustra de Nietzsche, dits par la jeune Marie-Christine Barrault, Puis ce fut le jerk2 de Pierre Henry qui devint presque le tube de l’été 67 et que l’on entend toujours à la radio, lorsque l’on évoque les années 60. Le spectacle se terminait par une station immobile des danseurs ne saluant pas les spectateurs et qui devraient en principe quitter le plateau après le départ de l’ensemble des spectateurs. En raison de la séance de cinéma suivant le ballet, ils quittèrent la scène, mais il eut, par la suite des spectacles où les danseurs sont restés une heure face aux spectateurs impassibles.
La projection de la Chinoise3 suivait le ballet. Le film était attendu. Il était d’une grande actualité en raison d’une part de la révolution culturelle chinoise, d’autre part de l’engagement de certains communistes qui, déçus par un PCF inféodé à Moscou, s’enthousiasmait pour la philosophie maoïste. Ce film avait aussi une vision prophétique, car il commençait dans le campus universitaire de Nanterre et préfigurait les évènements de mai 68. Godard, dans ce film, était ambivalent : il semblait sympathiser avec les étudiants maoïstes, en même temps il en soulignait le caractère peu réaliste et utopique. Il y a un dialogue entre l’étudiante prochinoise et Francis Jeanson, qui, au vu de ses engagements en faveur de la révolution algérienne, émet des réserves sur les chances d’une révolution en France. Cet entretien avec Jeanson fait rétrospectivement lien entre la révolution algérienne et le désir de révolution des jeunes de la génération 68. Une réflexion d’un des personnages du film, comparant les camps d’extermination aux villages vacances du Club Méditerranée m’a paru d’un goût douteux.
Dans ce film, il y avait Juliet Berto, belle actrice aujourd’hui disparue, Semeniako, photographe grenoblois, toujours coiffé d’une casquette, dans le film comme à la ville et que j’ai souvent croisé par la suite dans les rues de Grenoble et Anne Wiazemski, que nous avions vu dans au Hasard Balthazar de Bresson et dont j’avais gardé d’elle le souvenir d’une très belle fille prenant sa douche, aussi belle qu’une baigneuse de Renoir. Dans les rues d’Avignon, au sortir de la première de la Chinoise, on apercevait Godard avec ses éternelles lunettes noires qui étaient en fait, une stratégie pour regarder sans importuner les personnes dévisagées., accompagné de Truffaut, et de Anne W, ressemblant à une petite fille, toujours coiffée de sa casquette Mao.
Un soir, je rencontrais un ami amateur de théâtre qui est ressorti furieux de la Messe pour le temps présent, prétendant que Béjart avait plagié sans complexe le Living Théâtre. Je ne connaissais pas le Living, mais rétrospectivement, je me suis rendu compte que Béjart avait fait des emprunts au Living, comme il avait d’ailleurs l’habitude d’en faire des emprunts à d’autres artistes. Il s’agit d’emprunts et non de plagiats.
L’été passait. Dans les rues, on entendait sans arrêt les dernières chansons des Beatles. : I want to hold your hand et A hard days night et surtout Michèle
J’ai passé le mois de septembre à Alger. Mes parents ont reçu Patrice D., le fils d’un attaché culturel français, devant quitter Alger pour l’Afrique subsaharienne. Ce jeune était revenu à Alger pour passer la deuxième session de son baccalauréat. Patrice est venu un jour déjeuné chez nous le jour où venait aussi notre ami Charles Poncet4. Rapidement, la conversation déboucha sur la Chinoise de Godard et sur la révolution culturelle chinoise. Patrice défendit la politique chinoise en prétendant qu’en Chine, la société idéale verrait le jour dans cent ans. . Poncet se mit en colère et lui dit : « Vous déconnez, mon garçon, quand j’avais votre âge, j’admirais l’Union Soviétique et on nous promettait le paradis après le sacrifice d’une génération. Une génération est passée, et ce n’est vraiment pas le paradis, c’est plutôt l’enfer. On vous annonce en Chine, le paradis dans un siècle. Dans cent ans, les Chinois d’aujourd’hui seront tous morts et ils ne pourront pas vérifier le résultat de leurs sacrifices. Ne faites pas avec la Chine, l’erreur que nous avons faites avec l’URSS. » Mes parents étaient navrés d’avoir invité avec un jeune qui avait des idées erronées mais généreuses, une personne qui le contredisait sans nuance.
Jean-Pierre Bénisti
NOTES
- En 1957, j’ai vu à Alger dans le cadre des JMF les Ballets de l’Étoile dirigé par Maurice Béjart, qui n’était pas encore très connu. Le spectacle comportait la Symphonie pour un homme seul, solo dansé par Béjart sur une musique concrète de Pierre Henry et le teck un duo autour d’une sculpture de Marta Pan
- Psycho rock de Pierre Henry
- Anne Wiazemski a écrit un récit autobiographique où elle relate l’aventure de la Chinoise : Une année studieuse. Gallimard 2012. Voir Blog : http://www.aurelia-myrtho.com/2017/10/je-me-souviens-d-anne-wiazemski.la-premiere-de-la-chinoise-a-avignon-en-1967.html
- Charles Poncet était un ami de la famille Bénisti. Il a participé comme acteur au théâtre de Camus et fut un des organisateurs de la conférence de Camus à Alger le 22 janvier 1956, où l’écrivain lança son appel pour une trêve civile. Voir : Charles Poncet :Camus et l’impossible trêve civile. Textes établis par Yvette Langrand, Christian Phéline et Agnès Spiquel-Courdille. Paris, Gallimard, 2015.