Dans les couloirs de la Faculté, je rencontrais Jean-Louis Séror1. Il vit que je ne semblais pas très euphorique. Il me dit : « Nous allons vers de grandes réformes. » Je lui répondis :
-Te voilà, donc réformiste, je te pensais révolutionnaire. Je trouve que pour le moment, c’est le bordel et nous ne savons pas où nous allons ;
-Tu raisonnes comme ton père, tu raisonnes comme un con. ! »
Quand j’ai rapporté plus tard la conversation à mon père. Il me répondit qu’il n’ignorait pas qu’il était un vieux con et il ne s’est point vexé.
Des professeurs rodaient dans les couloirs et essayaient d’établir un dialogue. Je me suis rendu compte plus tard que certains professeurs essayaient de profiter de la situation à des fins personnelles. Le Professeur Hollard2 était connu pour son engagement au sein du PSU. Plus tard, en été 1968, il rompra avec ce parti pour rejoindre le PC. Le Professeur Cabanel2, originaire d’Algérie, voulait être doyen de la Faculté et se lancer dans la politique. Des conférences étaient organisées : il y eut une conférence du Professeur De Bernis, (Gérard Destanne de Bernis2 ) économiste reconnu, sur l’économie de la santé et sur les relations des médecins avec la sécurité sociale. Dans la salle, il y avait beaucoup de médecins installés qui n’avaient pas remis les pieds à la fac depuis la fin de leurs études. Avant la conférence, je discutais avec mes camarades, tout d’un coup un professeur vint se joindre à nous, pour participer à la discussion et nous serra la main en se présentant : « Martin-Noël2! » C’était le professeur de cardiologie, qui nous étonna par la simplicité avec laquelle il se présentait.
La paralysie du pays avait des effets collatéraux. L’absence de train et de courrier favorisait les voyages en voiture. Un de nos camarades eut un accident grave en se rendant à Genève pour se ravitailler et avait perdu sa fiancée. En pleine assemblée générale, le président de séance nous annonçait qu’un de nos camarades venait de perdre ses deux parents dans un accident.
Parallèlement aux assemblées, des étudiants participaient avec des professeurs à un projet de travail commun. L’un des dirigeants étudiants de la contestation vint nous exposer la proposition qu’il venait d élaborer : élection d’un CPGE (Comité provisoire de gestion et d’étude) composé d’un tiers étudiant, un tiers professeur, un tiers assistant et qu’il fallait élire des délégués étudiants. Nous nous sommes donc réunis par amphis et nous avons procédé à des élections. Je me suis présenté, je n’ai pas été élu, mais j’ai eu la surprise de voir qu’un certain nombre de camarades, que je connaissais à peine, avaient voté pour moi.
Ce CPGE qui avait été institué présentait un énorme défaut que les étudiants n’avaient pas remarqué. Il y avait une assemblée de trois tiers, mais les tiers comportaient un nombre égal de professeurs, assistants et étudiants. Si les étudiants et les assistants avaient procédé à l’élection de délégués, les professeurs siégeaient en totalité et avaient forcément la majorité. Les étudiants étaient donc réduits à faire de la figuration.
Le CPGE organisa la mise en place de commissions de travail. Les étudiants participaient à des commissions de réflexion. Il y avait les commissions restreintes avec les étudiants élus du CPGE et les commissions élargies avec les étudiants volontaires ; J’ai participé à une commission de réforme des études de médecine. Au cours de cette commission, l’un des membres, le Docteur Cordonnier2, qui était assistant nous fit part de son projet : les étudiants passeraient dans tous les services hospitaliers et auraient dans ces services à la fois un stage clinique et un enseignement. Nous avons convoqué les professeurs des différentes spécialités médicales et nous avons dressé un programme d’enseignement. Ce projet était difficilement réalisable et supposait une large autonomie universitaire. Ce travail en commission qui n’aura pas eu beaucoup d’effet, m’aura permis de connaître des médecins qui deviendront des professeurs comme Cordonnier. Le professeur d’hygiène Robert Magnin2 ,que j’ai retrouvé deux ans plus tard, me dit : « Quand je te vois, je pense à 68, toi, au moins, tu savais poser les vraies questions. »
Notre faculté devenait un lieu familier et nous en avions pris possession. Les garçons arrivaient souvent mal vêtus et mal rasés. Les filles aussi mal vêtues, décoiffées avec des blues jeans délavés ou déchirés. Quelques-unes ne mettaient pas de soutien-gorge, laissant leurs seins bringuebalants sous leurs blouses. Les cigarettes manquaient dans les bureaux de tabacs. Le petit fumeur de pipe que j’étais à l’époque, n’en souffrait pas. Les étudiants, filles comme garçons, s’étaient mis au cigare comme pour rendre hommage à Che Guevara. Dans notre Faculté, nous sommes malgré tout restés sages et nous n’avons pas fait l’amour sur les bancs des amphithéâtres, comme à la Sorbonne ou à Nanterre
Pendant ce temps-là, la situation politique demeurait confuse. Le Général faisait des déclarations qui n’étaient pas de nature à apaiser : « La réforme, oui, la chienlit, non. » Les manifestants répliquaient : « La chienlit, c’est lui. » Il émit l’idée d’un referendum de façon à reconquérir une légitimité. Pisani, qui était gaulliste décida de ne plus le soutenir.
J’étais inquiet et j’imaginais mes parents aussi inquiets. L’absence de téléphone et de courriers contribuait à renforcer mon inquiétude. Les communications téléphoniques pouvant être accordées pour des raisons urgentes. Je me rendis à la poste en demandant à téléphoner pour avoir des nouvelles d’une intervention chirurgicale supposée.
La postière de Grenoble, qui me connaissait de vue, n’essaya pas de savoir si cette intervention était bien réelle. Elle se mit en relation avec le centre téléphonique de Marseille, qui pouvait nous relier à Alger. J’ai eu mon père au téléphone :
-Bonjour Papa ! Es-tu remis de ton intervention ?
-Quelle intervention ?
-Les lipomes du cuir chevelu que le Professeur Séror devait t’enlever.
- Mais, qu’est-ce que tu me racontes, on ne m’a rien enlevé du tout.
Tout d’un coup, j’entends la voix d’une opératrice qui dit : « Mensonge évident. » Et la communication fut coupée. Malgré l’absence de conversation, j’avais malgré tout réussi à donner des nouvelles. Quelques années plus tard, j’ai entendu l’ancien Président du Conseil Edgard Faure racontait à Bernard Pivot qu’au cours de la grève de l’été 19533 , alors qu’il était président du Conseil et qu’il essayait de téléphoner à sa femme, il eut sa conversation coupée, car les conversations familiales, considérées comme non urgentes, n’étaient pas autorisées.
À la cité universitaire du Rabot, je rencontrais le père de mon camarade M. qui rendait visite à son fils. Ce monsieur était directeur d’usine à Voiron. Il discuta un moment avec nous et se dit très inquiet de la situation, d’autant plus qu’il avait remarqué à la télévision que Pompidou semblait épuisé. Il nous dit qu’il avait tenté de négocier avec ses ouvriers grévistes. Les ouvriers refusèrent toute discussion en prétendant qu’il s’agissait d’un mouvement national et non local et que ce qu’on pouvait leurs proposer au niveau local serait sans effet sur la grève
Nous avions des échos de ce qui se passait à Paris. La Sorbonne semblait un lieu festif où il régnait une ambiance de kermesse.
Les slogans qui étaient écrits sur les murs4 arrivaient jusqu’à nous :
Prenez vos désirs pour des réalités
Il est interdit d’interdire
L’imagination prend le pouvoir ;
Soyez réalistes, demandez l’impossible.
La culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale.
Tous ces slogans étaient poétiques et n’étaient pas dépourvus de générosité, mais traduisaient une absence d’idéologie dominante. Le mouvement de 68 semblait plus une révolte qu’une révolution.
Plus tard en juillet 68, j’ai discuté avec Henri Chouvet5, un grand ami de mes parents qui, malgré sa générosité, n’appréciait pas beaucoup l’esprit de 68. Il me dit qu’il avait répliqué à ceux qui prétendaient ne pas vouloir être de la chair à canon : « Vous préférez donc être de la viande à Che ! » Et il me dit aussi : « Il y a un dicton qu’il faudrait méditer : Il faut désinventer la confiture. » Chouvet faisait allusion à un dicton de mai 68 : « La culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. » La confiture était aussi une sublimation de matières excrémentielles qu’il était plaisant d’évoquer devant une menace d’anarchie.
Un jour, nous avons appris le départ de De Gaulle et toute la France semblait inquiète. Chacun pensait à la fuite à Varennes. Aussitôt Mitterrand fit une déclaration de candidature à une éventuelle élection présidentielle que nous étions en droit de juger prématurée. En fait, rétrospectivement, le pouvoir étant vacant, il fallait que les hommes politiques prennent leurs responsabilités. e lendemain après-midi, alors que nous étions réunis en assemblée générale, le président de séance annonça vers quatre heures et demie de l’après-midi, une déclaration radiodiffusée de De Gaulle : Il était donc rentré à Paris et ne pouvant avoir la télévision à sa disposition, pour cause de grève, il n’a pu avoir que la radio. Toute l’assistance écouta la Général avec attention et solennité et nous fûmes sidérés de son habileté. Il renonçait à un referendum qui aurait été un échec. (Il n’en a que différé la date, et ce sera un échec en avril 69) Il dissolvait l’assemblée nationale en provoquant de nouvelles élections, de façon à ce que les citoyens rentrent dans un débat politique en laissant de côté les revendications sociales. Cette dissolution de l’assemblée redonnait à celle-ci, un pouvoir important et on pourra dire que la Constitution de 1958 s’est trouvé modifiée par cette épreuve. Cette initiative a été surtout l’œuvre de Pompidou et De Gaulle s’est senti humilié de devoir sa survie politique à l’intelligence de son premier ministre. Mitterrand et Mendès ont été alors qualifiés alors de politiciens au rancart.
Emery s’apprêtait à regagner son chalet à Villars sur Ollon dans le canton de Vaud. Je lui rendis visite et avec son aide, je fis un plan de départ de Grenoble pour Alger. J’avais prévu de prendre un autobus pour Genève et de là prendre un avion pour Alger. J’avais rédigé une lettre pour mes parents, expliquant la situation et Emery devait poster la lettre de Suisse. Il m’avait dit qu’il téléphonerait à mes parents à partir de la Suisse, mais le relais des transmissions téléphoniques étant à Marseille, il ne put atteindre Alger. Je n’ai pu partir à Alger par Genève, car l’avion que j’avais prévu était complet. Mon père s’est rendu à l’aéroport en constatant mon absence. Je suis parti seulement après la fin des grèves.
Nous sûmes que De Gaulle avait, lors de son escapade, rendu visite à Massu, qui se trouvait à Baden Baden, pour savoir si l’armée était prête à toutes les éventualités. Ainsi De Gaulle est arrivé au pouvoir en 1958, grâce à Massu. Dix ans plus tard, au moment où il s’apprêtait à s’en aller, Massu était, de nouveau, à ses cotés.
Jean-Pierre Bénisti
NOTES
- Jean-Louis Séror et ses deux frères jumeaux Bernard et Alain, sont des amis d’enfance qui faisaient leurs études à Grenoble. Leurs parents Arlette et Georges Séror étaient des amis intimes de mes parents
- Daniel Hollard 1929-2011), professeur d’hématologie, Guy Cabanel (1927-2016), professeur de rhumatologie futur doyen et futur député et sénateur Républicain indépendant, Gérard Destanne de Bernis (1928-2010), professeur d’économie Daniel Cordonnier, futur professeur de néphrologie, Robert Magnin, (1928-2013) professeur d’hygiène et maire de Corenc (38). Martin-Noël est professeur de cardiologie.
- Grèves de 1953. En 1953, il y eut une grève générale des fonctionnaires en plein mois d’août durant trois semaines
- Les murs ont la parole. Journal mural Mai 68. Citations recueillis par Julien Besançon. Tchou ; éditeur. Paris 1968
- Henri Chouvet (1906-1987) Sculpteur ayant travaillé à Alger. Beau-frère du Pr Joseph Séror. Voir Blog : http://www.aurelia-myrtho.com/article-le-jour-de-l-an-approche-hommage-a-henri-chouvet-95392365.html