Les grèves s’essoufflaient La campagne électorale s’ouvrait et le grand week-end de Pentecôte, avec les départs en promenade de beaucoup de français, a porté un coup fatal à la mobilisation ouvrière. Cependant les étudiants continuaient à se réunir.
Au campus universitaire, Mendès-France vint tenir une réunion où il nous expliqua qu’il y avait en France une situation révolutionnaire, mais qu’il n’y avait pas de révolution, car il manquait au mouvement une idéologie et un programme.
Début juin, les trains et les avions ont repris et j’ai pu regagner Alger. Pour éviter d’avoir à prendre une chambre d’hôtel à Marseille, j’ai pris un train dans la nuit. Et à l’aube, je suis descendu à Avignon, à une heure matutinale, « a la madrugada », comme disent les espagnols. Je voulais voir le soleil se lever sur la ville. Je me suis promené autour du Palais des papes et du quartier de la Balance, ou du moins ce qu’il en restait. Un chien errant m’a vu et m’a suivi jusqu’à la gare. Au lever du jour, j’ai pris de nouveau le train pour Marseille et ensuite l’autobus pour Marignane.
À Alger, je retrouvais mes parents, qui, ayant eu des échos de la révolution de mai, par la presse, ne semblaient pas du tout comprendre le mouvement et n’en retenaient que l’aspect bordélique. Aussi bien mes amis français d’Algérie que mes amis algériens ne semblaient pas avoir saisi le sens des évènements de 1968 et avaient tendance à considérer cette période troublée comme une crise d’adolescence. Les seules personnes qui avaient compris les choses, furent les deux Jean, de Maisonseul et Sénac. Maisonseul avait été très intéressé par l’enthousiasme des étudiants contestataires, qui sentaient la nécessité d’une révolution, mais qui ne pouvaient la faire, faute d’idéologie.
Loin de la turbulence de la France, je retrouvais une vie tranquille avenue Brahim Gharafa , ex-Durando. . Le dimanche nous allions à la plage et nous retrouvions nos amis.
Nous allions aussi au centre culturel français (CCF), qui, sous la direction de René Gachet1, avait une activité intense. Pendant l’hiver, il y avait eu des expositions de Diaz Ojeda, Khadda, Zerarti, Baya, Maisonseul dont Sénac avait préfacé les catalogues... Le CCF édita un poème de Sénac illustré par Mustapha Akmoun, Lettrier de Soleil.
Nous avons rencontré Diaz Ojeda2qui venait de céder l’appartement qu’il occupait dans un sous-sol rue Élysée Reclus à Sénac, qui était obligé de quitter son cabanon de Pointe Pescade, n’arrivant pas à payer son loyer et subissant les avanies du propriétaire. Diaz avait exposé au CCF le paysage qu’il avait réalisé en hommage à Federico Garcia Lorca et dont mes parents avaient fait l’acquisition. Pour remercier ma mère des soins qu’elle lui avait prodigués, il lui offrit un tableau intitulé Fiesta Campestre en Andalucia. Un après-midi, ma mère fut appelée au chevet de notre ami, elle l’hospitalisa et deux mois plus tard au mois d’août, la maladie eut raison de notre ami. Ses obsèques furent grandioses avec les drapeaux jaunes rouges et violet de la République espagnole. Sénac lui rendit un vibrant hommage radiophonique.
Ma mère avait toujours du travail, mais supportait de moins en moins les tracasseries administratives des autorités administratives algériennes. Les actes médicaux étaient rémunérés selon des tarifs imposés par les autorités. Aucun médecin algérien n’appliquait les tarifs réglementaires. Ma mère qui était scrupuleuse à l’excès les appliquait, mais l’administration fiscale ne lui faisait aucun cadeau et l’imposait lourdement, alors que beaucoup de médecins peu scrupuleux arrivaient à payer peu d’impôts en soudoyant l’inspecteur. La corruption de fonctionnaires était courante dans ce pays. Il fallait réguler l’afflux de clientèle car les clients étaient fort nombreux, désireux de profiter d’une médecine de qualité avec des prix défiant toute concurrence. Ma mère avait tout de même obtenu d’être dispensé de son service public au sein de la médecine scolaire. Toutefois, elle n’avait pas le droit de consulter le matin dans son cabinet, où elle était sensée être dans le secteur public. À un certain moment, la clinique Durando était dirigée par un administratif qui avait été placé pour saboter une clinique du secteur privé afin de pouvoir la nationaliser. Le directeur incompétent fut remplacé par un cadre du parti FLN, compétent et très correct. Et ma mère recommençait à travailler dans cette clinique. Cependant, lassé de ses tracasseries, elle songeait à fermer le cabinet et essayer de refaire une clientèle en France, mon père prenant sa retraite de professeurs. La situation difficile en France lui fera différer ce projet.
Il y eut un évènement très triste au sein de la communauté des Français d’Algérie : Monsieur Cherfils, négociant en vins, qui, n’arrivant pas à payer à l’état algérien la totalité de ses impôts, tenta de quitter clandestinement l’Algérie. Il se cacha dans la calle d’un bateau au milieu des colis. Il se fit prendre, sans doute dénoncé par un indicateur. Il se suicida, par la suite. (Du moins, officiellement !) Cherfils était le frère d’un de mes camarades, qui avait commencé ses études à Alger et qui les continuait à Marseille. Je l’ai revu en 1975, le jour de mon examen de pédiatrie à Paris.
D’autres affaires peu importantes détérioraient les relations des Français avec l’Algérie. Les Algériens étaient atteints d’espionnite et tout étranger pouvait être un espion en puissance. Je dois avouer que pour moi, j’ai la plus grande indulgence pour les soi-disant espions et je trouve normal qu’il y ait des espions dans la mesure où tous les pays ont leurs services d’espionnage. Il est bien évident que les espions doivent être mis hors d’état de nuire, voire être expulsé vers le pays pour qui ils travaillent, mais jamais être incarcérés. Un couple de professeurs français du lycée Victor Hugo filmait leurs enfants prés des chevaux du sculpteur Amado, qui se trouvaient devant l’ancienne caserne Pélissier. Des flics contaminés par le virus de l’espionnite interpellèrent nos amis en leurs reprochant de filmer un bâtiment militaire. Les accusés s’excusèrent en disant qu’ils ignoraient le caractère militaire du mur qui avait été filmé. La discussion s’envenima, le cameraman ouvrit sa caméra et jeta la pellicule. Les flics dirent au cameraman que le fait de jeter la pellicule était une preuve de leur culpabilité et l’emmenèrent au commissariat pour explication. Le commissaire, voyant l’excès de zèle de ses subordonnés, libéra sur le champ le couple soupçonné d’espionnage.
Une autre fois, en revenant de la plage, des amis furent arrêtés sans motifs par des flics qui les emmenèrent au commissariat et ils subirent un interrogatoire serré et ne furent libérés après de longues heures que par le commissaire qui comprit que ses subordonnés étaient trop zélés et qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir une enquête.
Au cours d’une autre ballade, la voiture d’un de nos amis tomba en panne. Mes parents prirent dans leurs voitures les passagers de la voiture en panne. Au cours d’un contrôle, mon père fut verbalisé pour voiture surchargée. Les flics se sont excusés en prétendant que l’état algérien avait besoin d’argent. Les voitures surchargées étaient courantes en Algérie et elles étaient rarement verbalisées.
Je retrouvais mes camarades algériens, ils venaient de finir de passer leurs examens. Ils s’en réjouissaient, alors que les étudiants en France n’avaient pu les passer. Ils n’avaient pas compris le mouvement étudiant en France. Cela est compréhensible : les Algériens sortaient d’une révolution et n’avaient pas l’intention d’en faire une autre. Ils étaient loin de la société de consommation, car en Algérie, ce n’était pas la surabondance de biens mais plutôt la pénurie.
La plupart des amis de mes parents ne comprenaient pas non plus la contestation estudiantine. Mon père comprenait les étudiants, mais n’admettait pas que l’on instaure une société bordélique au nom de la liberté. D’autres personnes, plutôt réactionnaires, voyaient dans ce mouvement une manipulation des communistes. L’attitude très réservée du PC et de la CGT nous montre que s’il y avait eu une manipulation des communistes, elle aurait été à l’inverse du mouvement. À ceux qui s’offusquaient d’apprendre que les étudiants faisaient l’amour sur les bancs de la Sorbonne, mon père leurs répondait : « Ce n’est pas ce qui me gène le plus. Où voulez-vous qu’ils aillent ? Ils n’ont pas les moyens d’aller à l’hôtel. Et à leur âge, il faut bien qu’ils se satisfassent. »
Lucien, frère de mon père, qui venait de s’installer comme pharmacien à Saint Mars la Jaille près de Nantes, nous écrivit une lettre racontant ses péripéties pendant les grèves. Il s’est trouvé séparé de sa femme qui a été obligée de traverser une France en grève avec une voiture qui avait juste le nécessaire en carburant. Il était naturellement très en colère contre les étudiants et les gens de gauche qui, d’après lui, soutenaient les étudiants par snobisme.
Fin juin, je suivais les élections législatives en France. Le raz-de-marée de l’UDR montrait que les Français avaient voté de façon timorée. Ils avaient eu peur d’une révolution et rejetaient la gauche, qui n’avait pas provoqué le mouvement mais qui restait compréhensive. Ils défiaient des hommes politiques comme Mitterrand, qui avaient parlé trop vite.
Mendès France fut battu à Grenoble de quelques voix par Jean Marcel Jeanneney, qui s’était presque excusé de son succès face à cet homme prestigieux.
Jean-Pierre Bénisti
NOTES
- René Gachet, directeur du Centre Culturel Français d’Alger; Voir Blog
- Angel Diaz Ojeda (1888-1968) voir : Jean Sénac Visages d’Algérie. Regards sur l’art. Documents réunis par Hamid Nacer-Khodja. Préface de Guy Dugas .Éditions Paris-Méditerranée, Paris. 2002