Aujourd’hui, sur France Culture l’émission de Raphaël Einthoven nous invite à une analyse comparée des fables de La Fontaine et des chansons de Brassens. Idée intéressante mais pas nouvelle. Il y a cinquante ans, mon professeur de lettres, Jean Oliviéri, avait osé à une époque où le Gorille n’était pas audible à la radio, comparer Brassens à Villon.
Mon admiration pour Brassens remonte à très longtemps. Dans les années 50, mon oncle Henri, délaissant son phonographe à manivelle et fier d’avoir acquis un des premiers tourne-disque 33 tours, m’avait initié à ce chanteur en me faisant écouter les Sabots d’Hélène et Putain de toi.
Depuis je ne me suis pas lassé de l’écouter. Je connaissais tellement bien ses chansons que j’arrivais à les repérer à l’audition des premiers accords de guitare. Mon père me disait : « Tes leçons de Brassens, tu les sais bien ! Dommage qu’il n’en soit pas de même dans les autres matières. » Je peux dire que Brassens m’a accompagné pendant toutes mes années d’adolescence que je pourrais appeler mes années Brassens. Bien sûr, il y a des chansons moins bonnes que d’autres comme cette fameuse chanson sur le nombril de la femme d’un agent de police. Plus tard lorsque, médecin, j’ai fait des gardes de médecine générale, alors que j’étais en train d’examiner une patiente qui avait des douleurs abdominales, la patiente me dit que son bonhomme de mari était flic, je pensais au fond de moi, être le plus heureux des hommes, j’avais enfin vu le nombril de la femme d’un agent de police.
Il y a plusieurs Brassens Il y a un Brassens gaillard avec quelques chansons proches de ce que l’on appelle les chansons de corps de garde, ce ne sont pas les meilleures chansons de Brassens mais elles sont amusantes : Quand on est con, on est con. ; Marinette, Le Pornographe.... D’autres chansons nous présentent des êtres humbles que nous voudrions rencontrer : l’Auvergnat, les sabots d’Hélène, le vieux Léon, Jeanne., Pauvre Martin. Quelquefois Brassens flirte avec le surréalisme : Un gorille violant un juge, des mégères serrant des gendarmes entre de gigantesques fesses et cette brave Margot qui donne à téter à un chat , cette même Margot qui donne ce même sein à ces marmots, le sein qui fut un jour tété par son amant.. Au cours du cortège nuptial le vent emporte le chapeau du marié suivi par les enfants de cœur, comme dans un tableau de Chagall. . .Il y a aussi le Brassens précieux : la marche nuptiale, Pénélope, les amours d’antan et le blason , ce merveilleux poème de plusieurs strophes pour ne pas avoir à prononcer « un tout petit vocable de trois lettres et pas plus. » Toutes ses chansons sont intemporelles et se confondent avec les vieilles chansons populaires de tous les temps. Avec des expressions quotidiennes, il arrive à enrichir notre langage : Faire mes quatre voluptés… M’envoyer à la santé me refaire une honnêteté, il n’y a pas de quoi fouetter un cœur…Il y a même quelquefois des illustrations d’idées philosophiques. Ce pauvre Martin qui creuse la terre et creuse le temps résume en une courte chanson, ce que Camus nous a dit dans le mythe de Sisyphe.
À propos de Camus. D’après divers témoignages, il paraîtrait que Camus aimait beaucoup les chansons. Il chantait une chanson qui pourrait être une chanson populaire d’un chansonnier proche d’Aristide Bruant ; En fait il est probable que la chanson ait été composée par Camus
Elle s’appelait misère de ma vie,
Car c’était bien vrai,
Elle n’avait pas chance
Avec ses poumons au trois quarts pourris
C’était une fille de l’Assistance
Pas de chance….
Pas de chance….
Elle était née le jour des morts,
C’est un bien triste sort,
Elle fut séduite à la trinité
C’est une calamité
(Variante)
Elle était née le jour des morts,
C’est un bien triste sort,
Elle est morte à la trinité
C’est la fatalité
Son père s’adonnait à la boisson
Sa mère lâchement avait su (?)
Et elle mourut sans parents,
Elle qui vécut sans enfants.
Mon père me racontait que lorsqu’il fréquentait Camus, les amis avaient l’habitude au cours des réunions festives de pousser la chansonnette et ils chantaient souvent les chansons algéroises d’Edmond Brua.
Roland Simounet raconte un voyage en auto avec Camus entre Alger et Orléansville (Traces écrites, Domens, Pézenas, 1997 p.49)
Ce jour-là il (Camus) propose de chanter sa chanson de son choix, tout le monde allait de son refrain, …
Avec nous nous avions pris une jeune fille fraîche et innocente….
Quand arriva son tour, elle commença quelques couplets du « gorille ». Un, deux, trois quatre. Comme elle avait l’air de bien connaître cette chanson. Camus risqua de lui demander si elle savait la suite ; sans interruption, elle alla jusqu’au bout. Il suffoqua de rire, apparemment il était le seul à connaître cette fin…
Brassens aurait eu beaucoup d’admiration pour Camus et il existerait un exemplaire de la Peste annoté par Brassens.
Jean-Pierre Bénisti
Voir émission de Raphaël Einthoven sur France Culture :