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25 avril 2013 4 25 /04 /avril /2013 18:03

«  On a souvent comparé l’action de la sélection naturelle à celle d’un ingénieur. Mais la comparaison ne semble guère heureuse. D’abord parce que, contrairement à l’évolution, l’ingénieur travaille sur plan, selon un projet longuement mûri. Ensuite parce que, pour fabriquer une structure nouvelle, l’ingénieur ne procède pas nécessairement à partir d’objets anciens. L’ampoule électrique ne dérive pas de la chandelle, ni le réacteur du moteur à explosion. Pour produire un nouvel objet, l’ingénieur dispose à la fois de matériaux spécialement affectés à cette tâche et de machines uniquement conçues dans ce but. Enfin, parce que les objets produits par l’ingénieur, du moins par le bon ingénieur, atteignent le niveau de perfection qu’autorise la technologie de son époque. L’évolution, au contraire, reste loin de la perfection, comme l’a constamment répété Darwin qui avait à combattre l’argument de la création parfaite. Tout au long de l’Origine des Espèces, Darwin insiste sur les imperfections de structure et de fonction du monde vivant. Il ne cesse de souligner les bizarreries, les solutions étranges qu’un Dieu raisonnable n’aurait jamais utilisées. Et l’un des meilleurs arguments contre la perfection vient de l’extinction des espèces. On peut estimer à plusieurs millions le nombre des espèces animales vivant actuellement. Mais le nombre des espèces qui ont disparu après avoir peuplé la terre à une époque ou une autre doit, d’après un calcul de G.G. Simpson s’élever à quelque cinq cents millions au moins.

 

   L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit qu’elle transforme un système ancien pour lui donner une fonction nouvelle, soit qu’elle combine plusieurs systèmes pour en échafauder un autre plus complexe. Le processus de sélection naturelle ne ressemble à aucun aspect du comportement humain. Mais, si l’on veut jouer avec une comparaison, il faut dire que la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, les objets les plus hétéroclites, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux; bref, un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve autour de lui pour en tirer quelque objet utilisable. L’ingénieur ne se met à l’œuvre qu’une fois réunis les matériaux et les outils qui conviennent exactement à son projet. Le bricoleur, au contraire, se débrouille avec des laissés-pour-compte. Le plus souvent les objets qu’il produit ne participent d’aucun projet d’ensemble. Ils sont le résultat d’une série d’événements contingents, le fruit de toutes les occasions qui se sont présentées d’enrichir son bric-à-brac. Comme l’a souligné Claude Lévi-Strauss, les outils du bricoleur, contrairement à ceux de l’ingénieur, ne peuvent être définis par aucun programme. Les matériaux dont il dispose n’ont pas d’affectation précise. Chacun d’eux peut servir à des emplois divers. Ces objets n’ont rien de commun si ce n’est qu’on peut en dire « Ça peut toujours servir. » A quoi? Ça dépend des circonstances.

   A maints égards, le processus de l’évolution ressemble à cette manière de faire. Souvent sans dessein à long terme, le bricoleur prend un objet dans son stock et lui donne une fonction inattendue. D’une vieille roue de voiture, il fait un ventilateur; d’une table cassée, un parasol. Ce genre d’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit l’évolution quand elle produit une aile à partir d’une patte, ou un morceau d’oreille avec un fragment de mâchoire. [...]

   L’évolution procède comme un bricoleur qui, pendant des millions et des millions d’années remanierait lentement son œuvre, la retouchant sans cesse, coupant ici, allongeant là, saisissant toutes les occasions d’ajuster, de transformer, de créer. Voici un exemple comment, selon Ernst Mayr, s’est formé le poumon des vertébrés terrestres. Son développement a commencé chez certains poissons d’eau douce qui vivaient dans des mares stagnantes, donc pauvres en oxygène. Ces poissons prirent l’habitude d’avaler de l’air et d’absorber de l’oxygène à travers la paroi de leur œsophage. Dans de telles conditions, tout élargissement de cette paroi se traduisait par un avantage sélectif. Il se forma ainsi des diverticules de l’œsophage qui, sous l’effet d’une pression de sélection continue, s’agrandirent peu à peu pour se transformer en poumons. L’évolution ultérieure du poumon ne fut qu’une élaboration de ce thème, avec l’accroissement de la surface utilisée pour le passage de l’oxygène et pour la vascularisation. Fabriquer un poumon avec un morceau d’œsophage, cela ressemble beaucoup à faire une jupe avec un rideau de grand-mère.

   Différents ingénieurs, qui s’attaquent au même problème, ont toutes les chances d’aboutir à la même solution toutes les voitures se ressemblent, comme se ressemblent toutes les caméras et tous les stylos. En revanche, différents bricoleurs qui s’intéressent à la même question lui trouvent des solutions différentes, selon les occasions qui s’offrent à eux. Il en est de même pour les produits de l’évolution, comme le montre par exemple la diversité des yeux trouvés dans le monde vivant. De toute évidence, posséder des photorécepteurs confère un grand avantage dans de nombreuses situations. Au cours de l’évolution, l’oeil est apparu sous des formes très diverses, fondées sur au moins trois principes physiques différents : lentille, trou d’aiguille et tubes multiples. Les plus raffinés, comme les nôtres, sont les yeux à lentille formant image; l’information qu’ils fournissent ne porte pas seulement sur l’intensité de la lumière, mais aussi sur les objets d’où vient la lumière, sur leur forme, couleur, position, mouvement, vitesse, distance, etc. Des structures aussi élaborées sont nécessairement fort complexes. Elles ne peuvent donc se développer que chez des organismes eux-mêmes déjà complexes. On pourrait alors croire qu’il existe une façon et une seule de produire pareille structure. Mais il n’en est rien. L’oeil à lentille est apparu deux fois au moins, chez les mollusques et les vertébrés. Rien ne ressemble autant à notre oeil que l’oeil de la pieuvre. Tous deux fonctionnent presque exactement de la même manière. Et pourtant ils n’ont pas évolué de la même manière. Chez les mollusques, les cellules photoréceptrices sont dirigées vers la lumière et chez les vertébrés en sens inverse. Parmi toutes les solutions trouvées au problème des photorécepteurs, ces deux-là se ressemblent sans toutefois être identiques. Dans chaque cas, la sélection naturelle fait ce qu’elle peut avec les moyens du bord.

   Enfin, contrairement à l’ingénieur, le bricoleur qui cherche à améliorer son œuvre préfère souvent ajouter de nouvelles structures aux anciennes plutôt que de remplacer celles-ci. Il en est fréquemment de même avec l’évolution, comme le montre notamment le développement du cerveau chez les mammifères. Le cerveau, en effet, ne s’est pas développé selon un processus aussi intégré que, par exemple, la transformation d’une patte en aile. Au vieux rhinencéphale des mammifères inférieurs s’est ajouté un néocortex qui rapidement, peut-être trop rapidement, a joué le rôle principal dans la séquence évolutive conduisant à l’homme. Pour certains neurobiologistes, notamment McLean, ces deux types de structures correspondent à deux types de fonctions; mais elles n’ont été ni coordonnées, ni hiérarchisées complètement. La plus récente, le néocortex, commande l’activité intellectuelle et cognitive. La plus ancienne, venue du rhinencéphale, gouverne les activités viscérales et émotives. Cette vieille structure qui tenait les rênes chez les mammifères inférieurs a été en quelque sorte reléguée au magasin des émotions, Chez l’homme, elle constitue ce que McLean appelle le « cerveau viscéral ». Le développement de l’être humain se caractérise par une extrême lenteur qui entraîne une maturité tardive. C’est peut-être pour cette raison que les vieilles structures cérébrales ont conservé d’étroites connexions avec les centres autonomes inférieurs, qu’elles continuent à coordonner des activités aussi fondamentales que la recherche de nourriture, la chasse au partenaire sexuel ou la réaction devant un ennemi. Formation d’un néocortex dominant, maintien d’un antique système nerveux et hormonal, en partie resté autonome, en partie placé sous la tutelle du néocortex, tout ce processus évolutif ressemble fort à du bricolage. C’est un peu comme l’installation d’un moteur à réaction sur une vieille charrette à cheval. Rien d’étonnant s’il arrive des accidents ».

 

                                 François JACOB. Le Jeu des Possibles.1981.

 

Article printed from PhiloLog: http://www.philolog.fr

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