Rentré à Alger, après des vacances en Auvergne, nous nous replongeons dans l’ambiance fiévreuse de veille d’élection. Le référendum approchait. Les gens plaisantant en chantonnant : « Dis-moi oui, dis-moi non, dis- moi si tu m’aimes.» Des caricatures montraient notre chère Marianne déguisée en Brigitte Bardot au corsage largement dégrafé, qui, cet été, faisait la une de tous les journaux, comme pour distraire le peuple et faire en sorte qu’ils ne réfléchissent pas trop aux problèmes politiques. Marianne bardotisée disait : « Pour qui votait-on ? » ou « Pour qui vos tétons ? »
La propagande se faisait dans un seul sens. Aucun journal métropolitain favorable au Non n’arrivait à Alger. Raoul Salan, le nouveau délégué du ministère de l’Algérie, faisait bien son boulot : non seulement il censurait les journaux, mais les murs d’Alger étaient placardés d’affiches avec le mode d’emploi pour voter Oui : « je prends les deux bulletins le blanc avec écrit Oui, le mauve avec écrit Non. Je vais dans l’isoloir, je jette le bulletin mauve, je mets le bulletin blanc dans l’enveloppe. » À se moquer des électeurs de cette façon, certains d’entre eux pouvaient avoir l’intention de mettre dans l’urne ni oui ni non, mais un autre mot un peu plus grossier. Mes parents, pressés de faire avancer la question algérienne étaient résolus à voter oui, non pas par adhésion à la constitution, mais par confiance à De Gaulle, capable selon eux de résoudre le problème algérien. Cependant, je fis part à mes parents des réserves que j’avais sur la constitution, car je commençais à savoir lire les constitutions grâce aux leçons de Monsieur P, mon professeur d’histoire. J’avais remarqué que le président de la République présidant le conseil des ministres ne pouvait pas être renversé et pouvait du coup abuser de son pouvoir personnel. Un collègue nous fournit un jour l’Express, qu’il s’était procuré en feuilles détachées de façon clandestine et l’on a pu apprendre la position de PMF en faveur du Non. Par contre Deferre préconisait le Oui mais pensait qu’après la votation, il serait urgent d’ouvrir les négociations.
Mon père discutait beaucoup. Notre cousin René G, frère de Gilbert l’imprimeur, avait une formation d’historien et venait d’entrer dans l’administration. Il avait rempli des fonctions d’administrateur à Port-Guédon (Asfoun), puis à Palestro (Lakhdaria) et était devenu fonctionnaire au Gouvernement général. Son fils E, enfant à l’époque, devint bien plus tard dans les années 80, un fonctionnaire important . René, qui avait été communiste dans sa jeunesse, était devenu un partisan de l’Algérie française, tout en étant favorable à la promotion des musulmans. Un jour René nous dit qu’après lecture de la constitution, le démocrate qu’il était ne pouvait pas dire oui et qu’il s’apprêtait à voter non.
Jean O, mon professeur de lettres m' avait dit qu’il n’approuvait pas la constitution. Un jour, un ami, Louis M vint nous voir et nous dit : « Je voterai Non et je vais vous faire une confidence : je n’ai pas confiance au Général. » (…)
On eut vent par la radio de la manifestation en faveur du Oui, place de la République et l’on entendit la voix tremblotante de Malraux. : « Souvenez vous du temps où clandestinement vous écoutiez Londres et vous entendiez : Ici, Londres, Honneur et patrie le Général de Gaulle va vous parler… Ici, Paris, Honneur et patrie, le Général de Gaulle va vous parler. » Combien d’auditeurs ont pu être séduits par l’éloquence de l’auteur de la Condition humaine ?
Le dimanche 28 septembre, c’était le jour du vote et pour la première fois, il y avait un seul collège électoral. Mes parents votèrent oui. Moi, je n’avais que quinze ans et je ne votais pas, il fallait avoir 21 ans. C’est seulement Giscard en 1974 qui rabaissa l’âge du vote à dix-huit ans. Au fait, je m’aperçois qu’à seize ans, ce serait suffisant pour voter. L’après-midi de ce dimanche, nous avons été à la Madrague saluer nos amis K. K était un ami de Maks, juif polonais et communiste comme lui, mais il avait accepté de cesser ses activités militantes, pour acquérir la nationalité française. Il signala à mon père les inconvénients de la constitution en s’appuyant sur des articles de journaux, et déplorait que le Président puisse légiférer par ordonnance. Convaincu par les arguments de K, mon père lui avoua qu’il regrettait d’avoir mis un oui dans l’urne.
Le lendemain, nous vîmes arriver à la maison Zohra, qui n’était pas dans son bon jour et qui faisait la gueule. « Alors Zohra, avez-vous été voté ? » demanda mon père. « Oui ! J’ai été, j’ai pris les deux bulletins pour aller dans l’isoloir et voila qu’un parachutiste m’a bousculée, m’a pris le bulletin de couleur blanche et a voté à ma place. J’étais très en colère. Je n’avais pourtant pas l’intention de voter Non, mais je n’accepte pas qu’on vote à ma place. Encore nous sommes des esclaves ! » Mes parents firent part à Zohra de leur indignation devant de telles pratiques vexatoires et malhonnêtes. Mon père rencontra des collègues. Il leurs raconta l’incident et on lui dit qu’il y avait des bureaux de vote où le personnel électoral s’était conduit très lourdement, mais par contre dans beaucoup de bureaux, les électeurs ont pu voter librement, accueillis par un personnel poli. Ils n’empêchent que l’on ne peut pas dire que ce scrutin se soit déroulé normalement. D’ailleurs, notre ami Arthur M nous dit qu’il avait vu dans un bureau de vote le personnel surveiller les bulletins Non utilisés jetés sur le sol dans les isoloirs. S’il y avait trop de Oui balayés, il décidait de forcer les votes. Je ne sais pas quels ont été les commentaires en France sur le déroulement du referendum en Algérie et je suis étonné de voir que des politiciens peu scrupuleux, notamment actuellement dans les pays du tiers-monde, préfèrent avoir 90% de oui en truquant que 60% de façon honnête.
Des tracts étaient distribués en ville, félicitant la victoire du oui et lançant des propos méprisant à l’endroit de Mendès et de Mitterrand. Il n’est peut-être pas nécessaire que le parti vainqueur méprise ses adversaires.
Jean-Pierre Bénisti