Arbres du jour et de la nuit
Candélabres de la noirceur,
Hauts-commissaires des ténèbres,
Malgré votre grandeur funèbre
Arbres, mes frères et mes sœurs,
Nous sommes de même famille,
L’étrangeté se pousse en nous
Jusqu’aux veinules, aux ramilles,
Et nous comble de bout en bout.
À vous la sève, à moi le sang,
À vous la force, à moi l’accent
Mais nuit et jour nous ressemblant,
Régis par le suc du mystère,
Offerts à la mort, au tonnerre,
Vivant grand et petitement,
L’infini qui nous désaltère
Nous fait un même firmament.
Nos racines sont souterraines,
Notre front dans le ciel se perd
Mais, tronc de bois ou cœur de chair,
Nous n’avançons que dans nous-mêmes.
L’angoisse nourrit notre histoire
Et c’est un même bûcheron
Qui, nous couchant de notre long,
Viendra nous couper la mémoire.
Enfants de la chance et du vent,
Vous n'avez de père ni mère,
Vous êtes fils d'une grand-mère
La Terre, son vieil ornement,
Vous qui devenez innombrables
Dans vos branches comme à vos pieds
Et pouvez attraper du ciel
Aussi bien que fixer les sables.
Princes de l'immobilité,
Les oiseaux vous font confiance,
Vous savez garder le secret
D'un nid jusqu'à la délivrance.
À l'abri de vos cœurs touffus,
Vous façonnez toujours des ailes,
Et les projetez jusqu'aux nues
De votre arc secret mais fidèle.
Vous n'aurez pas connu l'amour,
Ô grandioses solitaires,
Toujours prisonniers de la Terre,
Ô Narcisses ligneux et sourds,
Ne regrettez pas l'aventure,
Heureux ceux que fixe le sort,
Ils en attendent mieux la mort,
Un voyageur vous en assure.
Jules Supervielle
Feuille à feuille.
I
Puisque le sombre humus cache
Tant de vert par-devers soi
Et dans sa lourdeur compacte
Les futurs oiseaux des bois,
Arbres, vous sortez de terre,
Feuille à feuille, avec des chants
Qui sont les frais ornements
D'une commune misère.
Que vous soyez pins ou hêtres,
Chênes ou bien peupliers,
Une même façon d'être
Par le bas des prisonniers.
Et vous reprenez la place
Que le vent vous fit céder
Ne connaissant de l'espace
Que ce léger va-et-vient.
La hauteur cachée en terre,
Et se dressant peu à peu
Vous caresse et vous libère
Vers le ciel un petit peu.
Venus de la terre dense,
Humides de cent désirs,
Vous n'êtes plus qu'une essence
Et lui livrez vos soupirs.
II
Vous qui ne demandez rien,
Vous qui êtes toujours là,
Sans yeux, comme en ont les chiens,
Pour rappeler qu'ils sont là,
Arbres de mon grand jardin,
Dans un mouvement serein
Ouvrant nuit et jour les bras,
Vous nous faites oublier
Que vous ne les fermez pas,
Arbres graves, sans défauts,
Moitié tronc, moitié feuillage,
Et jamais trop peu ni trop
Ayant toujours ce qu'il faut
Pour votre immense veuvage,
Vous qui vivez parmi nous
Solitude jusqu'au cou
Malgré le vent, les oiseaux,
Et les hommes inégaux
Qui vous coupent en morceaux.
Que serviraient les regards
Ou de froncer les sourcils
Et l'avance ou le retard
Et tous les humains soucis ?
En dépit de vos racines
Vos troncs ne sont pas d'ici
Mais bien d'un pays caché
Dont nul ne peut approcher.
Et vous laissez un sillage
Sans avoir jamais bougé,
Comme les paralysés
Qu'on voit rêver sur les plages,
Vous qui nous poussez à vivre
Nous, moins que vous attachés,
A la façon d'hommes libres
Courant après leurs pensées.
Jules Supervielle
Pins
Ô pins devant la mer,
Pourquoi donc insister
Par votre fixité
À demander réponse ?
J'ignore les questions
De votre haut mutisme.
L'homme n'entend que lui,
Il en meurt comme vous.
Et nous n'eûmes jamais
Quelque tendre silence
Pour mélanger nos sables,
Vos branches et mes songes.
Mais je me laisse aller
À vous parler en vers,
Je suis plus fou que vous,
Ô camarades sourds,
Ô pins devant la mer,
Ô poseurs de questions
Confuses et touffues,
Je me mêle à votre ombre,
Humble zone d'entente,
Où se joignent nos âmes
Où je vais m'enfonçant,
Comme l'onde dans l'onde.
Jules Supervielle
S'il n'était pas d'arbres à ma fenêtre
Pour venir voir jusqu'au profond de moi,
Depuis longtemps il aurait cessé d'être
Ce cœur offert à ses brûlantes lois.
Dans ce long saule ou ce cyprès profond
Qui me connaît et me plaint d'être au monde,
Mon moi posthume est là qui me regarde
Comprenant mal pourquoi je tarde et tarde...
Jules Supervielle