Souvenirs du 11 Décembre 1960
La visite du Général en Algérie était annoncée pour le 9 décembre 1960. Les mouvements favorables au maintien de l’Algérie au sein de la République Française appelaient les Français d’Algérie à se mettre en grève et à manifester leurs hostilités à la politique de De Gaulle. Nous nous sommes réunis le 8 décembre au CEALD1 (Comité Étudiant d’Action Laïque et Démocratique), dont j’étais adhérant, pour définir notre position par rapport à cette grève. Devant le risque d’affrontements, il a été décidé de ne pas faire grève mais d’éviter tout affrontement avec les grévistes. Je me suis donc rendu au lycée le matin du vendredi 9 décembre. Il y avait peu de non-grévistes. Nous avions appris que des manifestations hostiles à la politique de De Gaulle avaient lieu et prenaient la forme d’une insurrection. Les forces de l’ordre encerclaient les bâtiments officiels. On craignait que l’armée, qui obéissait pour le moment au pouvoir légal, ne bascule du côté des insurgés. Il y eut quelques échauffourées et le Centre Culturel Américain a été mis à sac et transformé en « Centre Cul », le « turel Américain » étant ôté par les manifestants. J’ai appris que quelques jeunes dont H, un camarade de classe, qui avaient jeté des pavés dans la devanture du Centre culturel, avaient été arrêtés et incarcérés. Dans la cour du lycée, j’ai rencontré Blanca2 et je lui ai fait allusion à la position du CEALD. Il me répondit de façon évasive et le lendemain je l’ai revu et il m’a dit : « Mais tu te rends compte, tu me parles librement devant tous mes collègues fascistes ! ». Inconsciemment, j’étais téméraire : l’être pour soi, c’est possible, mais il faut bien se garder de compromettre ses amis et son entourage et cela je ne l’ai compris que plus tard.
Cette insurrection des Français a tourné court, car de façon inattendue les Algériens se levèrent en masse et manifestèrent leur solidarité avec les combattants pour l’indépendance. Les manifestants ne pouvaient atteindre le centre-ville, car les forces de l’ordre en empêchaient l’accès. Les grandes manifestations se sont déroulées sur les hauteurs d’Alger, au Climat de France, près de la cité bâtie par Pouillon avec sa magnifique cour, (cité des colonnes), qui semblait avoir été conçue pour recevoir les manifestants - un autre forum, si l’on veut- à Dar el Maçoul, Birmandreis, le Ravin de la Femme sauvage, le Clos Salambier. Nous n’avions pas de télévision et nous nous sommes contentés d’entendre les reportages à la radio avec les commentaires d’un jeune reporter dénommé Jean-Pierre Elkabach. Nous entendions les slogans qui étaient scandés accompagnés par les youyous des femmes. Il y en avait d’acceptables : Algérie Indépendante ou Algérie Algérienne. D’autres étaient tout à fait inconvenants tel que : Algérie musulmane ou encore les pieds-noirs au crématoire. Et nous nous interrogions sur le désir réel de la population musulmane. Si les manifestants criaient Algérie musulmane, cela voulait dire que tous les chrétiens, les juifs, les athées et même les Algériens de parents musulmans mais ne voulant pas faire référence à leur religion d’origine, n’avaient pas de place dans ce pays et qu’il ne restait plus pour les non musulmans que de préparer les valises. Je minimisais ces inquiétudes en pensant que ces slogans étaient criés sans réflexion par une foule en colère. Tout cela nous interrogeait sur l’avenir du pays. De mon balcon, je vis passer des camions de parachutistes exhibant les drapeaux vert et blanc qu’ils avaient saisis chez les manifestants. Ces drapeaux avaient été confectionnés très vite et n’étaient pas frappés du croissant et de l’étoile rouge. Ils ressemblaient aux drapeaux vaudois des helvètes, mais ceux-ci n’étaient pas frappés de la devise : Liberté et Patrie. La tenue de ces manifestations nous interrogeait, il ne semble pas qu’il y eut beaucoup de Français d’Algérie égarés au milieu des manifestations pris à partie, blessés voire tués, il n’empêche que ceux qui ont traversé des cortèges, ont passé un fort mauvais quart d’heure. Un ami me racontait récemment qu’il s’était trouvé en voiture avec son père bloqué par les manifestants du côté du Ravin de la Femme sauvage et qu’ils n’étaient pas très rassurés. Il y eut aussi le saccage de la grande synagogue de la rue Randon : est-ce une opération voulue par le FLN, pour inciter les juifs à quitter le pays ou est-ce bien l’œuvre de jeunes voyous incontrôlés ? Mon père me disait qu’il ne fallait pas exagérer l’importance de cet acte, car une destruction de biens, furent-ils des édifices religieux, ne pèse pas lourd face aux destructions de vie. Il y a des choses qui se sont déroulées au cours de ces journées dont on a peu parlé : les forces de l’ordre ont fait usage de leurs armes pour disperser les manifestants algériens, Ils ne l’ont pas fait vis-à-vis des manifestations Algérie Française et cela a été souligné par Jean-François Revel dans France Observateur, qui parlait de deux poids, deux mesures. On a vu avec émotion dans les journaux suivant ces manifestations, des photographies de manifestante brandissant le drapeau de l’indépendance à la manière de cette Liberté guidant les peuples de Delacroix. Mais cette jeune manifestante ne laissait pas son corsage tomber laissant apparaître un sein nu comme dans le tableau du Louvre.
Quelques jours après les manifestations, ma mère, qui était médecin, s’était rendue en visite auprès d’une jeune accouchée au Climat de France. La voiture qui la transportait en compagnie du mari de la cliente, a été agressée par des jeunes qui brandissaient des bâtons et des barres de fer. L’accompagnateur, qui était algérien, s’adressa en arabe aux jeunes et leur dit : « Visite Toubiba » Les jeunes se dispersèrent. Ma mère, qui avait un tempérament particulièrement anxieux, a été très affectée par la frayeur qu’elle a ressentie à la vue des manifestants.
Le conflit algérien venait de franchir un point de non-retour. Les Algériens avaient montré qu’ils étaient majoritairement pour leur souveraineté. Quelques jours après ces folles journées, nous avons été à la Galerie Comte-Tinchant où exposaient trois peintres qui travaillaient dans une démarche commune : JAR Durand, Jean de Maisonseul et René Sintès. Ce fut probablement la dernière expo que je vis dans cette galerie. Durand, qui ne dissimulait pas sa tristesse et nous dit : « C’est désespérant ! On ne sait plus où l’on va ! Je serais tenté de mettre la clé sous la porte et de foutre le camp. »
Notre tante Suzanne, sentant que l’Algérie allait devenir indépendante voulut se débarrasser des petits biens qu’elle possédait dans ce pays. Malgré les conseils de la famille lui demandant de reporter son voyage, elle vint à Alger pendant cette période troublée. Elle fut étonnée de voir les vitrines achalandées de produits de luxe pour Noël. Cela est normal, la vie continue. Les fêtes de Noël étaient particulièrement tristes cette année, d’autant plus que le couvre-feu n’avait pas été levé les soirs de réveillons.
À l’occasion du nouvel an, Sauveur, un ami de la famille, nous rendit la visite traditionnelle de bonne année qu’il avait l’habitude de rendre chaque année avec sa femme. On entendait les joueurs de boule qui jouaient dans le boulodrome situé sous notre fenêtre. Ils terminaient leur partie de pétanque en chantant sur un air connu (un ami vient de ma dire qu’il s’agit de sur les grands flots bleus :
Ah ! le bateau !
Le bateau, le bateau, le bateau !
Ah ! Qu’il était beau !
Le bateau, le bateau, le bateau !
Ce chant annonçait un prochain départ. Le bateau viendra un jour prochain, les prendre pour les emmener vers une autre rive, laissant à jamais leur terre natale.
Sauveur nous dit à propos de ces joueurs de boule : « Regarde-moi ces mecs qui jouent à la pétanque ! Nous avons tendance à les considérer comme des abrutis. Mais c’est eux qui ont compris la vie, ils ont compris que la vie est un jeu de cons, alors ils essaient d’oublier cette évidence en tapant la boule. »
Jean-Pierre Bénisti
- CEALD voir Jean SPRECHER : À contre-courant. Étudiants libéraux et progressistes à Alger 1954-1962 Bouchène. Paris, 2000
- Antoine BLANCA (1936-2016) étudiant en espagnol était en 1960 surveillant au lycée. II devint ambassadeur à Buenos Aires en 1984.