En 1967, Visconti vint à Alger pour le tournage de l’Étranger avec Mastroianni et Anna Karina. Camus, de son vivant, avait toujours refusé qu’un de ses romans fût porté à l’écran. Sa famille a pris une autre décision. Le tournage du film fut vécu à Alger, comme un retour posthume de l’écrivain à Alger. Pendant le tournage, un jeune cinéaste spécialisé dans le documentaire Gérard Patris1 essaya de faire un reportage sur l’impact du tournage de l’Étranger sur les Algériens. Il filma le groupe des amis de Camus dans un palais de la Casbah (Ancienne bibliothèque nationale2 de la (, aujourd’hui, Palais Mustapha Pacha musée de l’Enluminure, 12 rue des frères Mecheri) ex Émile Maupas) Poncet, Maisonseul, Bénisti et Sénac discutèrent avec de jeunes étudiants algériens qui essayaient de situer Camus dans un contexte sociologique et historique. Les amis s’étaient auparavant retrouvés chez Jean de Maisonseul3 et ils avaient évoqués la colère de Camus lorsqu’il apprit la participation du FLN au service d’ordre lors de l’Appel pour la Trêve civile.
Certains Algériens étaient embarrassés par la position de Camus : Comment un intellectuel qui avait su reconnaître la situation sociale de l’Algérie, lors de son reportage sur la Kabylie n’ait pas adhéré à la Révolution algérienne. Si Camus avait été comme beaucoup de ses compatriotes partisans du statut colonial de l’Algérie, il eut été facile ou de le rejeter ou de ne reconnaître que l’écrivain de talent. Mais devant un écrivain qui prend une position singulière, il était très difficile de le rejeter entièrement. Il a donc fallu trouver des astuces : on a d’abord reproché à l’écrivain d’avoir seulement mis les Algériens dans ses récits uniquement comme éléments de décor. Il était facile de confondre le récit du héros de l’Étranger avec le Je récit de l’auteur du livre, bien que Camus se soit représenté dans son récit par la personne d’un journaliste observant le procès (à la manière de Vélasquez qui s’est peint dans un coin du tableau les Ménines), rôle joué dans le film par Emmanuel Roblès.
On a pu faire aussi une tentative d’interprétation psychanalytique de l’Étranger, en considérant que l’Arabe qui avait été tué, représentait symboliquement l’Algérie, c’est-à-dire la Mère et que c’était la raison de la condamnation de Meursault où il est surtout condamné pour avoir été indifférent à la mort de sa mère.
Devant l’attirance des jeunes algériens pour l’écrivain, le ministre de l’Éducation Ahmed Taleb-Ibrahimi4 fit une conférence mémorable dans laquelle il déclara que Camus n’était pas un écrivain algérien mais un écrivain étranger en insistant sur le jeu de mot sur l’étranger qui serait à la fois le titre du livre et le qualitatif utilisé pour désigner l’écrivain en le disqualifiant. Cette conférence du ministre fut ressentie comme une excommunication (ou une fatwa).
Ces journées algéroises de 1967 où s’installait un débat sur Camus ont été relatées par Laadi Flici5 - un de mes camarades de la Faculté d’Alger, dans un récent ouvrage : Alger 1967, Camus un si proche étranger.
Après cette conférence, Camus fut méprisé par l’Algérie officielle et il fut presque oublié. Il a fallu attendre les années 90 pour que Camus suscite l’intérêt des Algériens. Sans doute, les Algériens, dans leur ensemble, ont été sensibilisés par le terrorisme qui sévissait à l’époque et ils ont compris alors la position de Camus.
Jean-Pierre Bénisti
- Gérard Patris (1931-1990) Cinéaste ayant fait des documentaires notamment sur Dubuffet ou Arthur Rubinstein, en collaboration avec François Reichenbach.
- Palais Dar Mustapha Pacha : Bibliothèque nationale jusqu’en 1958, rue Émile Maupas aujourd’hui rue Méchéri. Le peintre Sauveur Galliero et le poète Jean Sénac ont habité une maison voisine. Voir : Agnès Spiquel et Christian Phéline : Alger sur les pas de Camus Arak Éditions. Ager 2019
- Hamid Nacer-Khodja : Sénac chez Charlot p.64 Domens, Pézénas, 2007.
- Ahmed Taleb-Brahimi : Lettres de prison, Éditions nationales algériennes.
- Laadi Flici (1937-1993) médecin assassiné dans son cabinet en 1993. Voir Laadi Flici et d’autres : Alger 1967, Camus, un si proche étranger. Présentation d’Agnés Spiquel. Éditions El Kalima. Petits inédits maghrébins, dirigé par Guy Dugas.
Voir
À propos d’un crime ;
Sénac et Visconti :
Anna Karina :
https://www.aurelia-myrtho.com/2019/12/adieu-anna-karina.html