1969 était la première année post-soixante-huitarde. Nous ne sentions pas encore les changements sociétaux apportés ou plutôt révélés par les évènements de mai et nous étions face à ces événements, très ambivalents. Nous voulions tous avoir l’imagination au pouvoir ou prendre nos désirs pour des réalités, mais en même temps nous refusions la chienlit. Un vieil ami de mon père, le sculpteur Henri Chouvet avait résumé la pensée 68 par une sentence : « Il faut désinventer la confiture ! » En ce temps, les discussions tournaient autour de la culture et de la confiture. La culture est-elle cette confiture que l’on étale sur le pain, ou est-elle le pain lui-même. J’étais d’accord avec Dubuffet quand il disait que la culture était peut-être un bouton de son pantalon perdu un matin en montant dans le train.
La saison théâtrale était et est toujours le reflet du festival d’Avignon et à Grenoble nous avions été servi avec la venue du Théâtre du Soleil. J’avais une amie comédienne jouant dans cette troupe. Elle m’avait invité à voir le Songe d’une nuit d’été, la Cuisine et un spectacle pour enfants. Le Living était aussi venu au printemps 69 en pleine campagne présidentielle.
Après la crise de 68, nous ne voulions pas rater le rendez-vous d’Avignon. L’été 69, j’étais en stage à l’hôpital de Grenoble et je ne pouvais me rendre à Avignon que les jours de congé. Un samedi, je suis parti à Avignon pour une nuit seulement. J’avais pu revoir Roméo et Juliette. de Béjart Puis le week-end suivant, j’avais prévu un long week-end à Avignon du vendredi au dimanche : le vendredi soir, j’avais vu les Quatre fils Aymon toujours de Béjart.
Le lendemain, j’avais vu le spectacle du théâtre du Soleil sur les Clowns, spectacle donné dans une baraque foraine qui sillonnait les quartiers d’Avignon. C’était un spectacle intéressant mais pas suffisamment abouti.
Le festival de 1969 fut assez décevant, car on sentait les cicatrices de la crise de 68. Face aux outrances du Living, Béjart paraissait bien sage et le public aussi. C’était un public un peu passif. Il y avait des spectateurs qui appelaient les danseurs par leurs prénoms, c'est-à-dire que les danseurs devenaient des idoles. Béjart, dont la troupe était seule à occuper la Cour d’honneur devenait le patron d’Avignon et faisait de l’ombre à Vilar. Béjart ne revint pas à Avignon, mais la danse a continué. Vilar avait d’ailleurs parlé dans un entretien de ce public du Festival, nostalgique et peu réceptif, qui pouvait aller tous les ans à Avignon pour retrouver leurs souvenirs de jeunesse, comme c’était le cas Bayreuth ou à Aix en Provence. Il est possible que je suis devenu ce festivalier caricatural.
Le soir du 20 juillet, je devais récupérer mes bagages à l’hôtel après le spectacle et ensuite prendre le train, c’était le soir où le premier homme devait marcher sur la lune et c e soir, personne ne s’était pas couché et était resté devant un poste de télévision. Arrivé à l’hôtel, je ne retrouvais plus mon sac. Il avait dû être embarqué avec les bagages d’autres voyageurs. Je ne riais pas, car dans mon sac, il y avait mon carnet de chèques et mon appareil photo. En fait, mon sac était parti à Bruxelles avec des danseurs de Béjart qui logeaient à l’hôtel et je ne l’ai récupéré que deux semaines plus tard. Je ne m’étais pas couché ce fameux soir, mais je n’étais pas devant la télévision, j’étais dans le train Arrivé à Grenoble de grand matin, je voyais les cafés encore ouverts avec des personnes regardant sur un poste de télévision des hommes en scaphandre marcher sur la Lune. On eut cru voir un film de science fiction, mais c’était la réalité.
(Répétition des ballets de Béjart. PhotosJPB 1969)
En 1970, j’avais donné rendez-vous à mes parents, qui revenaient d’Alger, à Avignon, où nous avons assisté à la représentation d’Early Morning, d’Edward Bund, spectacle donné par le TNP avec Georges Wilson et le jeune acteur catalan José-Maria Flotats. Nous avons croisé Vilar, qui nous a salué comme s’il nous connaissait. Il avait considérablement vieilli et devait d’ailleurs disparaître quelques mois plus tard. Vilar avait, cette année, renoué avec l’esprit du premier festival d’Avignon, qui était la Semaine d’Art d’Avignon autour d’une exposition organisée par René Char, Yvonne et Christian Zervos. Une exposition des dernières peintures de Picasso avait lieu au Palais des Papes. Quelle belle idée d’accrocher des Picasso sur les murs du Palais des Papes. Une exposition Picasso suscite toujours beaucoup d’intérêt. Les peintures exposées montraient le vieillissement de l’artiste avec d’une part des magnifiques jeunes enfants et d’autre part, des vieillards hideux brandissant des épées de bois, symbolisant l’impuissance de l’artiste vieillissant. L’œuvre ultime d’un artiste est souvent révélatrice. Picasso a résisté au naufrage de la vieillesse,. Il restait jeune d’esprit, mais il avait perdu son énergie. En 1973, le Palais des Papes exposa une nouvelle série de peintures de Picasso. René Char avait préfacé cette ultime exposition Picasso qui devait mourir quelques semaines avant son ouverture
Jean-Pierre Bénisti
Photo JPB 1969