Fin 1970, je devais être en stage à l’hôpital Camille-Blanc à Evian et j’étais loin des scènes théâtrales. Il y eut tout de même à Thonon une représentation de 1789, spectacle qu’Ariane Mnouchkine avait créé pour le Picolo Theatro de Milan. C’était une forme nouelle de théâtre où les spectateurs étaient actifs et allaient devant différents tréteaux où différentes scènes se jouaient simultanément. En avril, au cours d’un séjour à Paris, je vis au théâtre de la Ville, la Guerre de Troie n’aura pas lieu, avec dans le rôle d’Hélène, la merveilleuse Annie Duperey, toute nue dans une robe transparente de soie bleue. Je vis aussi à Grenoble l’Opéra de Quat’sous mis en scène par Guy Rétoré.
En mai 1971, au cours d’une visite à l’hôpital, alors que je présentais les malades au médecin chef de service, , je fus tout d’un coup perturbé par la manchette d’un journal posé sur le lit du malade : « Avignon maintient son festival après la mort de Jean Vilar. » Le patron me voyant troublé, me prit de continuer ma présentation, puis soudain il vit que l’objet de mon trouble était la nouvelle du journal. Il interrompit la présentation, comme lors de l’annonce du décès de De Gaulle , quelques mois plus tôt et nous dit : « Je ne savais pas cette nouvelle. Je comprends que vous devez en être affecté, connaissant votre intérêt pour le théâtre. Jean Vilar a été le grand rénovateur du théâtre en France dans l’immédiat après-guerre. »
En juillet, mes parents vinrent en France après une année algérienne et nous avons été ensemble à Avignon pour assister au premier festival sans Vilar. Il y avait au Cloître des Carmes, une pièce d’un auteur ivoirien, mise en scène par Jean-Marie Serreau : Béatrice du Congo. Le spectacle n’était pas très abouti. C’était un des derniers spectacles de Jean-Marie Serreau, qui devait mourir peu après. Jouait dans ce spectacle notre ami Boudjemaa Bouhada, qui venait d’Alger. Dans la Cour d’Honneur, nous avons vu une pièce relatant les relations de Christophe Colomb et d’Isabelle la Catholique., spectacle plaisant mais à la limite de l’Opérette. J’avais revu aussi la Guerre de Troie.n’aura pas lieu, de Giraudoux avec Annie Duperey.
Je n’avais pas eu le temps d’assister à l’innovation du dernier festival de Vilar. Lucien Attoun se lançait dans l’expérience de Théâtre ouvert en invitant des metteurs en scène présentant au public des spectacles en train de se faire et susceptibles d’être modifié par les spectateurs. Cette expérience, née à Avignon dure toujours et Attoun a installé son théâtre ouvert de façon permanente au Jardin d’hiver à Paris.
En 1972, mes parents ont quitté l’Algérie et se sont installés à Aix-en-Provence. Nous allions souvent à Avignon, mais nous fréquentions moins le festival. Je n’ai été qu’un seul soir à Avignon en 1972 voir un Œdipe qui ne m’avait pas convaincu. Des troupes théâtrales indépendantes commençaient à venir jouer à Avignon. Elles voulaient profiter d’un public réceptif, c’était le début du Festival off, qui au bout de quelques années devint aussi important que le festival officiel dit In. Il est vrai que la ville d’Avignon se prêtait à une double configuration du dedans et du dehors. Ce qui est à l’intérieur des remparts seraient in et ce qui est hors-les murs serait off.
En 1973, nous avons vu un spectacle d’Antoine Bourseillier : Onirocri, spectacle un peu trop music-hall. À la fin du spectacle, je voyais un homme très âgé, habillé d’un petit costume blanc et accompagné de jeunes gens, il dit « Quel beau spectacle ! » Je reconnus alors Aragon avec ses yeux bleus et vifs et ses cheveux longs sur un crâne chauve comme Chagall ou Léo Ferré.
Un autre spectacle d’Avignon était une pièce d’Audiberti : Cavalier seul, monté par Marcel Maréchal du théâtre du huitième de Lyon.
Il y avait cette année une exposition Picasso, préfacée par René Char, qui, rappelons-le est à l’origine de la Semaine d’Art à Avignon, manifestation ayant donné naissance au festival de théâtre. Cette exposition prévue avant la mort de l’artiste constitue son testament. Comme dans la précédente exposition d’Avignon de 1971, les œuvres révèlent le vieillissement du peintre. Les vieillards sont laids, les enfants magnifiques. L’obsession sexuelle a toujours était manifeste chez Picasso, comme chez beaucoup d’autres artistes. Sa représentation du sexe féminin en forme de soleil est tout à fait caractéristique.
Au mois de juillet, 1974 je fis de longs séjours à Aix et j’ai pu aller au festival d’Avignon.
Cela m’a donné l’occasion de voir l’exposition de mon amie Annie Ckzarneki, amie d’enfance que j’avais perdu de vue et qui exposait près de la place du vieux théâtre dans une galerie aujourd’hui disparue.Cette année, Marcel Maréchal était le principal invité du festival. Il y eut une pièce sur le poète Holderlin. Le mistral qui soufflait avait perturbé les représentations et les spectateurs s’étaient revêtus de tenue vestimentaire très cosmopolite : plaid anglais, poncho, couvertures diverses, burnous. Mon père avait pris son burnous et ma mère renonça à la représentation. Le spectacle avait besoin d’être retravaillé.
Je vis aussi à la Chapelle des Pénitents blancs des spectacles donnés par Théâtre ouvert. Théâtre ouverte était une expérience de Lucien Attoun qui essayait de travailler sur des textes d’auteurs contemporains : c’était plus une lecture qu’un spectacle. J’avais vu une pièce d’Hélène Cixous, qui s’essayait à l’écriture théâtrale et qui devait travailler plus tard avec Ariane Mnouchkine.
Un soir, nous avions été voir Fracasse. C’était un spectacle très réussi que j’avais déjà vu à Grenoble. C’était une nuit sans mistral. Mitterrand qui avait raté son entrée à l’Elysée était de passage à Avignon et il eut une ovation lorsqu’il pénétra dans la Cour d’honneur.
Jean-Pierre Bénisti