Je passais l’année scolaire 67-68 à Grenoble et cette année fut riche en évènements. Une Maison de la Culture être inaugurée par Malraux début février, la veille des Jeux olympiques. Je n’étais pas invité, j’y ai été malgré tout en me faufilant. J’ai pu entendre le discours de Malraux. C’est un élève de Corbu et ami de Miquel, André Vogenski, qui était l’architecte de cette maison Je rencontrais Jean Rodien, qui avait monté à Orléansville, Meurtre dans la cathédrale et qui était un des acteurs de la troupe théâtrale de Grenoble : la Comédie des Alpes : je devais le voir dans En attendant Godot. Je pensais à la parenté d’esprit de cette maison de la culture de Grenoble avec le Centre Camus d’Orléansville de Miquel et Simounet Dans le hall, il y avait une exposition consacrée à Le Corbusier avec les photographies de Claudius-Petit, que je connaissais déjà.. Je devins un spectateur assidu de la Maison de Culture (1) et je devais de 1974 à 76 habiter le quartier de la Villeneuve, bâtie sur le terrain où fut inauguré les J.0 non loin de la Maison de la Culture. Les ballets de Béjart étaient présents à Grenoble avec Ni fleurs ni couronnes, ballets du chorégraphe marseillais : Marius Petitpas. Je vis aussi à la Maison de la Culture, Arlequin, valet des deux maîtres, joué par le Piccolo Teatro de Milano de Giorgio Strehler. Pour pouvoir suivre le spectacle en italien je dus, la veille du spectacle, lire la traduction en français du texte de Goldoni. C’était un spectacle magnifique et j’ai eu l’occasion de revoir par la suite. Les acteurs du Piccolo firent aussi une conférence pour nous expliquer leurs méthodes de travail : technique de mimes, masques, improvisations inspirées de la Commedia dell Arte.
Le printemps 68 fut le théâtre d’évènements importants et les théâtres étaient fermés à l’exception de l’Odéon qui fut occupé par des contestataires. Suivant les évènements plus comme spectateurs que comme acteurs, je devais rejoindre mes parents à Alger en juin puis repartir en juillet et je n’avais pas programmé de séjour à Avignon cette saison. Courant juillet, j’appris, par la presse, que le festival d’Avignon se déroulait dans le désordre et qu’il y avait de la contestation. Je décidais de partir quelques jours à Avignon et je m’étais bien gardé de faire lire les journaux à mes parents. Étant un fidèle du festival, je ne voulais pas rater ce moment important. Je partais donc pour Avignon et je pris une chambre dans mon petit hôtel de la Cigale, rue de la Bancasse, ; j’allais prendre mes repas au Centre de séjour Persil, centre CMEA où j’avais logé les années précédentes.
Arrivé à Avignon, je ne tardais pas à connaître l’historique de la crise. Les troupes théâtrales françaises invitées ne pouvaient se produire, car les grèves avaient empêché la préparation des spectacles. Seul se produisaient les troupes étrangères c'est-à-dire le Living Théatre américain et le Ballet du XXème siècle de Béjart qui était basé à Bruxelles.
D’autre part les acteurs du Living logeaient dans un lycée désaffecté, ils vivaient de façon décontractée et jetait les détritus dans les rues, hébergeaient des clochards et des hippies crasseux et puants qui rodaient dans les rues d’Avignon. Les avignonnais s’étaient plaints auprès de la direction du festival du manque de tenue de certains acteurs. Les avignonnais s’étaient servis du festival comme enjeu électoral. Le candidat UDR, le Docteur Jean-Pierre Roux, qui venait de l’Isle sur Sorgue, avait pris la défense des Avignonnais en colère contre un festival de crasseux qui rapporte pas un sous aux commerçants de la ville et Jean-Pierre Roux gagna la bataille contre le maire d’Avignon, Henri Duffaut, un ami de Vilar, qui perdit son siège de député.
.En dehors du festival officiel, il commençait à avoir des troupes locales qui se produisaient à Avignon. Le théâtre du Chêne noir d’Avignon devait monter une pièce intitulée la Paillasse aux seins nus. La pièce fut interdite par la préfecture, peut-être en raison de son titre promettant un spectacle érotique. En fait, la salle de spectacle n’était pas aux normes. Des manifestations de protestation, aidées par le Living, qui se disait solidaire du Chêne noir, troublèrent le festival.
Le Living présenta son spectacle, et après un certain temps sur la scène du Cloître des Carmes, quittait le lieu prévu et continuait le spectacle dans la rue. Les riverains protestèrent. Face aux débordements, la police dut intervenir, la police et Vilar fut obligé de rappeler Julian Beck, le directeur du Living à l’ordre. Vilar lui signifia que l’argument de la pièce qui lui avait été transmis ne mentionnait pas que le spectacle devait se dérouler dans la rue.
J’ai du voir l’année suivante une représentation de Paradise now, au campus universitaire de Saint Martin d’Hère. J’avoue ne pas avoir été emballé par ce spectacle peu abouti qui essayait de provoquer un happening, selon des techniques inspirées par celles qu’Artaud exprimées dans le Théâtre et son double. Les acteurs et actrices jouaient nus et ne mettaient des cache-sexes et des soutiens-gorge que par obligation et on était en présence d’un amas de corps usés. Ces corps avaient cependant leurs histoires : les cicatrices de césarienne et autres interventions chirurgicales étaient apparentes. Si le spectacle évoluait sans garde-fous, il se terminerait en partouze et en fumerie de haschish. Il est difficile t’interdire d’interdire totalement et beaucoup de personnes qui avaient sympathisé avec le mouvement de mai disait : Nous voulons la liberté, mais pas la licence., sachant bien que les plus grandes libertés coincidaient avec les plus grandes contraintes Les deux autres spectacles que j’avais vu à Grenoble : Antigone de Brecht et Mysteries and Smaller Pieces m’avaient davantage intéressé. On peut dire que ces expériences théâtrales étaient parmi les plus intéressantes que l’on avait pu voir dans les années 60. C’était un théâtre de la pauvreté avec des acteurs recherchant une esthétique, tout en étant vêtus de haillons. Tout résidait dans l’expression du visage et le jeu des acteurs. Le dialogue devenait secondaire et on n’était pas obligé de les comprendre. Il s’agissait vraiment d’un théâtre populaire où le public était invité à se joindre au spectacle, d’où les débordements possibles
Le premier jour où je me suis trouvé dans cette ville en ébullition, je me suis rendu au Verger d’Urbain V où avait lieu un débat permanent. Ce jour-là, il y avait un débat sur la politique culturelle de la ville avec Jack Ralite, adjoint à la culture à la mairie d’Aubervilliers. Ralite avait été un des artisans de la décentralisation théâtrale et avait fait construire le théâtre de la Commune à Aubervilliers avec René Allio comme architecte. Au cours de ce débat des jeunes prenaient la parole et il y avait des discours pseudo marxistes qui n’en finissaient plus. Ralite s’était fait traiter de con. Ralite leur répondit qu’on avait le droit de le traiter de con, mais que cela ne pouvait constituer un programme culturel. Des jeunes intervenaient, prenaient la parole et la gardaient , comme pour empêcher les autres de parler. Nous attendions tous une déclaration de Julian Beck, le directeur du Living. Il arriva dans la soirée, en compagnie de sa femme Judith Malina et de l’ensemble de sa troupe. Il annonça son retrait du festival en prétendant qu’il n’admettait pas de jouer uniquement pour les personnes pouvant payer leurs places et qu’il désirait que tout le monde ait le droit aux spectacles même à ceux qui ne peuvent pas payer leurs places. Cela était contradictoire, la troupe ne jouait pas gratuitement et même si les spectacles sont gratuits, le nombre des places est de toutes les façons, limitées.
Je remarquais l’accoutrement des acteurs du Living. Julian Beck avait un crâne chauve et des cheveux longs, une coiffure à la Léo Ferré, avant la lettre. Ses comédiens, qui étaient vêtus de guenilles et dans des haillons gardaient une certaine élégance.
Au risque de paraître réactionnaire, j’étais comme beaucoup de festivaliers irrité de cette fracture au sein du monde de théâtre et navré de voir Vilar essayer de résoudre la crise, tout en restant fidèle à son idéal.
Je quittais le Verger, je passais dans la ruelle étroite coupant le rocher des Doms et où je suis toujours ému de me sentir si petit aux pieds des tours du Palais. Place de l’Horloge, je rencontrais André et Barbara Acquart, qui m’ont avoué leur admiration pour la troupe du Living et qui étaient navrés de cette incompréhension entre le Living et la direction du Festival.
La place était noire de monde. Aguigui Mouna faisait ses discours habituels sur la société Caca pipi capitaliste, toujours avec son humour d’instituteur. Il monta sur la statue de la République et cria : « Nous sommes dans une société caca pipi capitaliste ! Il faut foutre le bordel ! Il faut foutre la merde ! » Vaste programme, comme dirait l’autre. Aguigui Mouna, qui en réalité s’appelait Dupont, avait l’habitude de se présenter aux élections dans le cinquième arrondissement de Paris contre Jean Tibéri. Dans les réunions, il lui criait : « Tibéri ! T’es bourré !»
Le soir devant le Palais des papes, des manifestants se massaient devant l’entrée pour tenter d’empêcher la tenue des Ballets de Béjart et se mirent à crier le slogan: Vilar, Béjart, Salazar ! En dehors des assonances, assimiler Vilar et Béjart au vieux dictateur portugais, était ridicule. Béjart vint parler aux manifestants en disant que dans cette période grave, le courage était de jouer et qu’il jouera en dédiant sa représentation au Living.
J’ai été voir ce soir-là le spectacle de Béjart intitulé : À la recherche de Don Juan, avec un texte de Saint Jean de la Croix dit par Maria Casarès qui était une habituée d’Avignon. Béjart jouait lui-même avec Maria Casarès. Il y avait aussi Ni fleurs, ni couronnes, sur une chorégraphie de Marius Petitpas, que j’avais vue à Grenoble et Bhakti, ballet sur une musique indienne.
Le lendemain, j’ai tenté de comprendre ce qui se passait à Avignon. Je me suis rendu au Lycée Mistral, qui hébergeait a troupe du Living J’ai vu les acteurs du Living mêlés aux hippies crasseux profitant de la générosité du Living qui acceptait de les héberger. Des enfants culs nus jouaient dans la poussière et au milieu de ce foutoir, des acteurs acceptaient de répondre aux questions des journalistes.
Le surlendemain ; je me rendis au Lycée des Ortolans, où Vilar devait répondre aux questions des jeunes hébergés dans les Centre de séjour des CEMEA. L’assistance qui aurait du être limité aux jeunes résidents de ces centres était truffée d’auditeurs qui s’étaient infiltrés dans le but de polémiquer. Vilar semblait fatigué, il regrettait ne pas avoir pu s’entendre avec le Living, mais refusait d’être responsable d’incidents graves et d’être obligé de faire appel à la police. Il comprenait les interrogations d’un certain public, sur la culture à consommer comme des denrées alimentaires. Ne cachant pas son agacement devant l’agressivité de ses contradicteurs, il se demandait pourquoi, le festival d’Avignon, qui se voulait populaire était contesté, alors que ceux d’Orange ou d’Aix qui étaient considérés comme des festivals bourgeois ne l’étaient pas. Nous sentions un homme épuisé qui semblait lutter contre des moulins à vent. Après ce festival mouvementé, Vilar devait être victime d’un infarctus et il reprit ses activités en étant très affaibli.
Le PSU était le parti qui avait le mieux compris le mouvement de Mai et qui véhiculait des idées proches de celles exprimées par les étudiants : autogestion, protection de l’environnement, etc. Un meeting à Villeneuve les Avignon était organisé par le PSU avec Michel Rocard et Marc Heurgon. Je ne connaissais pas Marc Heurgon, mais je savais que c’était un professeur d’histoire, fils du Professeur Jacques Heurgon, que mon père connaissait bien. Je regrette ne pas avoir pu aller à ce meeting, mais je préférais revoir le spectacle de Béjart avec Maria Casarès dans de meilleures conditions que le soir des manifestations.
Malgré les déconvenues du festival contesté, je n’étais pas déçu d’avoir fait ce court séjour à Avignon. Je tenais à être présent à ce festival à un moment de crise.
Jean-Pierre Bénisti
1.La Maison de la Culture de Grenoble était l’œuvre de l’architecte André Vogenski, dont l’épouse Marta Pan était sculpteur. Elle avait collaboré aux ballets de Béjart et coçu la sculpture emblématique de la Maison de la Culture de Grenoble . Voir à ce sujet :
http://www.aurelia-myrtho.com/article-l-art-de-faire-d-une-pierre-deux-couilles-92839186.html
Photos JPB (1968)