« Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer »
Albert Camus Les Amandiers in l’Été
Pour décrire les fleurs d’amandier
Pour décrire les fleurs d’amandier, l’encyclopédie
des fleurs et le dictionnaire
ne me sont d’aucune aide…
Les mots m’emporteront
vers les ficelles de la rhétorique
et la rhétorique blesse le sens
puis flatte sa blessure,
comme le mâle dictant à la femelle ses sentiments.
Comment les fleurs d’amandier
resplendiraient-elles
dans ma langue, moi l’écho ?
Transparentes comme un rire aquatique,
elles perlent de la pudeur de la rosée
sur les branches…
Légères, telle une phrase blanche mélodieuse…
Fragiles, telle une pensée fugace
ouverte sur nos doigts
et que nous consignons pour rien…
Denses, tel un vers
que les lettres ne peuvent transcrire.
Pour décrire les fleurs d’amandier,
j’ai besoin de visites
à l’inconscient qui me guident aux noms
d’un sentiment suspendu aux arbres.
Comment s’appellent-elles ?
Quel est le nom de cette chose
dans la poétique du rien ?
Pour ressentir la légèreté des mots,
j’ai besoin de traverser la pesanteur et les mots
lorsqu’ils deviennent ombre murmurante,
que je deviens eux et que, transparents blancs,
ils deviennent moi.
Ni patrie ni exil que les mots,
mais la passion du blanc
pour la description des fleurs d’amandier.
Ni neige ni coton. Qui sont-elles donc
dans leur dédain des choses et des noms ?
Si quelqu’un parvenait
à une brève description des fleurs d’amandier,
la brume se rétracterait des collines
et un peuple dirait à l’unisson :
Les voici,
les paroles de notre hymne national !
Mahmoud Darvitch (traduction Elias Sambar ) in Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Actes Sud, Arles 2007.
L’amandier
J’avais l’plus bel amandier
Du quartier,
Et, pour la bouche gourmande
Des filles du monde entier,
J’ faisais pousser des amandes :
Le beau, le joli métier !
Un écureuil en jupon,
Dans un bond,
Vint me dir’ : “Je suis gourmande
Et mes lèvres sentent bon,
Et, si tu m’donn’s une amande,
J’te donne un baiser fripon !
- Grimpe aussi haut que tu veux,
Que tu peux,
Et tu croqu’s, et tu picores,
Puis tu grignot’s, et puis tu
Redescends plus vite encore
Me donner le baiser dû !”
Quand la belle eut tout rongé,
Tout mangé...
« Je te paierai, me dit-elle,
A pleine bouche quand les
Nigauds seront pourvus d’ailes
Et que tu sauras voler !
“Mont’ m’embrasser si tu veux,
Si tu peux...
Mais dis-toi que, si tu tombes,
J’n’aurai pas la larme à l’oeil,
Dis-toi que, si tu succombes,
Je n’porterai pas le deuil !”
Les avait, bien entendu,
Toutes mordues,
Tout’s grignoté’s, mes amandes,
Ma récolte était perdue,
Mais sa joli’ bouch’ gourmande
En baisers m’a tout rendu !
Et la fête dura tant
Qu’le beau temps...
Mais vint l’automne, et la foudre,
Et la pluie, et les autans
Ont changé mon arbre en poudre...
Et mon amour en mêm’ temps !
Georges Brassens
Amandiers
Te faire surgir
de la provenance du bond
de l'effraction perdue du jaillir
La th te tiens
Dans les décombres du porche
fraîcheur de sève, poignée d'écume-
neige odorante dans la nuit du regard.
Lorand Gaspar : Patmos et autres poèmes. Gallimard, 2001
Il était communément admis depuis Marx, que la lutte des classes serait le moteur de l’histoire. Je ne conteste pas cette interprétation mais j’en refuse de l’ériger comme un dogme et je pense aussi que si l’histoire a un sens, elle a de multiples moteurs. Il serait permis de penser que les maladies auraient une grande influence dans le cours de l’histoire. Elles en seraient peut-être un des moteurs au même titre que la lutte des classes
Tout d’abord, tout le monde se souvient des responsables politiques malades n’ayant pas eu la capacité d’agir en toute lucidité. Les crises de coliques néphrétiques de Napoléon III lors de l’entrevue d’Erfurt, l’ont empêché d’avoir suffisamment d’énergie pour s’opposer à Bismarck et la guerre de 70 n’a pu être évitée.
En 1953 sous la quatrième république, René Coty a été élu président de la République, parce que, contrairement à ses deux concurrents, Lagnel et Naegelen, il n’avait pas pris position sur la CED (Communauté européenne de Défense) , car lors du vote il était absent car il était en clinique pour subir l’ablation de la prostate.
On se souvient des maladies de Pompidou et de Mitterrand.
Hitler et Staline étaient atteint d’une paranoïa, tout à fait incompatible avec l’exercice du pouvoir. On en a d’ailleurs vu les dégâts. S’i existait une consultation de médecine du travail pour les hommes politiques, Trump serait certainement déclaré inapte à la fonction qu’il occupe.
Plus importante que la pathologie des dirigeants, les épidémies lorsqu’elles atteignent un grand nombre de personnes, ont un rôle important dans le cours de l’histoire. Je me souviens d’avoir acquis au début de mes études de médecine, une série de dépliants publicitaires consacrés à l’influence des épidémies sur les civilisations. Les laboratoires Houdé offraient périodiquement aux médecins un dépliant illustré comprenant un rappel historique et une fiche technique sur un médicament produit par le laboratoire. Le médecin conservant le document pouvait facilement retenir aussi le nom du médicament. Il arrive quelquefois que les publicités soient intelligentes.
J’ai conservé malgré de multiples déménagements la plupart des dépliants, qui sont difficilement trouvables chez les bouquinistes. Peut-être sont ils conservés à la Bibliothèque nationale. Je vais essayer de résumer l’essentiel de ce que cette collection de dépliants nous apprenne.
En 431 av J-C, une épidémie de peste décima les Athéniens qui de ce fait perdit la guerre du Péloponnèse.(Voir Thucydide : Guerre du Péloponnèse.)La peste tua Périclès, le père de la démocratie.
Une épidémie due à un microbe non identifié bloqua les Carthaginois à Syracuse vers 396 et permit à Rome de triompher sur Carthage.
Au III ème siècle, l’Empire romain fut lui-même décimé par les conséquences d’une épidémie d’une maladie toujours non identifiée.
Les épidémies ont arrêté les Croisés et ne purent s’emparer du tombeau du Christ. Louis IX alias Saint Louis put s’emparer de Carthage mais il mourut à Tunis.
Au XIV ème siècle une épidémie de peste interrompit la guerre de cent ans
Après que Christophe Colomb découvrit l’Amérique, la puissante Espagne occupa les terres nouvellement connues. Ils transmirent aux populations autochtones diverses maladies et ces amérindiens, exploités par les espagnols, furent décimés notamment de fièvre jaune. Les espagnols résistaient à cette maladie et pour éviter la disparition totale des indiens d’Amériques, Bartolomé de Las Casas organisa le remplacement des esclaves indiens par l’achat d’esclaves africains, qui eux , étaient immunises par la fièvre jaune. C’est ce que l’on appelé la traite des noirs.
Les navigateurs revenus d’Amériques apportèrent en Europe les microbes d’une maladie inconnue des européens : la syphilis. On ferma les bains publics pour éviter la contagion et si on se lavait moins on se parfumait et les hommes ayant perdu leurs cheveux adoptèrent les perruques. Cette maladie sévit jusqu’au XX ème siècle et fut à l’origine du contrôle de la prostitution et plus récemment des certificats prénuptiaux.
Le typhus empêcha Charles Quint de s’emparer de l’ensemble de l’Europe.
La suette, maladie mystérieuse aujourd’hui disparue caractérisée par des sueurs abondantes et toujours mortelle, fit échouer l’unité protestante. Luther et Zwingli, sous la menace de l’épidémie interrompirent leurs entretiens au château de Marbourg en 1529.
Durant la guerre de Trente ans, les épidémies de peste et de typhus, ont favorisé la création de l’Allemagne moderne.
À Valmy, en 1792, les Français eurent raison de la puissante armée prussienne en raison d’une épidémie de dysenterie qui atteint les soldats prussiens. Sans la dysenterie, la révolution se serait peut-être arrêté en 1792.
C’est la peste qui a contraint Bonaparte a quitté l’Égypte en 1789 pour regagner Paris et réaliser le coup d’État du 18 brumaire.
Enfin, c’est les épidémies de choléra, qui ont incité Napoléon III entreprendre des travaux d’assainissement à Paris. On fit alors appel au Baron Haussmann.
Tous ces faits historiques dominés par les épidémies sont nombreux ;
La grippe dite espagnole fit plus de morts que les batailles de la première guerre mondiale.
Durant la seconde guerre mondiale, les épidémies facilitèrent dans les camps de concentration, le travail des bourreaux.
Actuellement, la pandémie de l’infection au corona virus (covid 19) va changer le cours de notre histoire en raison des répercussions sociales et économiques des mesures préventives. Nous en saurons un peu plus dans quelque temps.
Jean-Pierre Bénisti.
« Une journée de passée. Sans un seul nuage. Presque de bonheur.
Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait, d'un bout à l'autre, trois mille six cent cinquante-trois.
Les trois de rallonge, c'était la faute aux années bissextiles. »
Alexandre Soljenitsyne Une journée d'Ivan Denissovitch.
Il n’y a de 29 février que tous les quatre ans. Et les travailleurs n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils travaillent un jour de plus sans pour autant gagner plus.
Le 29 février n’est pas seulement l’anniversaire du Sapeur Camembert. Il y a d’autres personnes qui sont nées ce jour, mais elles sont rares, car les parents soucieux de ne pas frustrer leurs petits qui ne pourraient fêter leurs anniversaires que tous les quatre ans, diffèrent de quelques heures, leurs déclarations de naissance au service de l’état civil.
Ce sacré jour permet aux enfants de poser des questions sur la rotation de la terre autour du soleil et sur notre calendrier solaire. Il existe d’autres calendriers : les musulmans ont un calendrier uniquement lunaire, qui ne tient pas compte des saisons et les juifs ont un calendrier lunaire avec un rattrapage solaire : tous les quatre ans il y a un treizième mois.
Je lance un appel aux législateurs pour qu’ils proclament le 29 février jour férié. Ce serait bien d’avoir une fête seulement tous les quatre ans et du même coup, il serait utile de supprimer un grand nombre de jours fériés inutiles.
Jean-Pierre Bénisti
En 1962, j’avais quitté Alger et j’étais élève en terminale au lycée Jacques Decour, square d’Anvers à Paris.
Sur les murs de Paris, des affiches appelant au vote d’un statut pour les objecteurs de conscience étaient placardées. Elle portait la signature de Louis Lecoin, qui avait entrepris pour défendre ce projet une grève de la faim. Je sus que Lecoin était un vieux militant non-violent qui avait été en son temps défendu par Camus Je fus attentif à l’appel de ce monsieur. Gardère, mon professeur de philosophie, aborda en classe le problème de l’objection de conscience et prit la défense de Lecoin. J’ai toujours été sensible à ces personnes qui, par pacifisme, militent pour l’objection de conscience. Je pensais à la chanson de Francis Lemarque chantée par Yves Montand :
Quand un soldat s’en va--en guerre, il a
Des tas de chansons et des fleurs sous ses pas,
Quand un soldat revient de guerre, il a
Simplement eut de la vaine et puis, voilà !
Cette chanson était relayée par le Déserteur de Boris Vian, chantée par Mouloudji.
Un matin fin janvier, les enseignants firent deux heures de grève contre le terrorisme et pour la paix en Algérie. Les cours s’arrêtèrent à dix heures. Je me rendis avec des camarades à la Mutualité où un meeting eut lieu. Le doyen Georges Vedel fit un très grand discours sur les libertés menacées par la poursuite de la guerre d’Algérie. On fit l’éloge de l’engagement des intellectuels contre la guerre d’Algérie et notamment au sein du Comité Maurice Audin. Georges Vedel, brillant professeur de Droit constitutionnel entra par la suite à l’Académie française ; à sa mort, son fauteuil sera occupé par Assia Djebbar, qui ne mentionna pas dans son discours l’action de Vedel pour la paix en Algérie. Ah, chère Assia Djebbar, le saviez-vous et dans ce cas, ce n’est pas correct que l’ancienne militante algérienne ne le mentionnât point, ou l’ignoriez-vous et ce serait plus grave !
L’OAS frappait à Alger en plastiquant les personnes qui ne leur n’étaient pas favorables et en assassinant leurs opposants. Mon père en voulait terriblement à De Gaulle d’avoir laissé se former ce mouvement dans le but de pourrir la situation et de peser sur les négociations avec le FLN. Cette stratégie du pourrissement de la situation était tout à fait déplaisante. En France, l’OAS n’assassinait pas encore beaucoup, mais plastiquait les appartements des intellectuels et des professeurs de Facultés : Laurent Swartz, Alfred Kastler, futur prix Nobel, Roger Godement, Georges Gurvitch etc.…Un soir, elle essaya de frapper l’auteur de la Condition humaine : une charge de plastic fut déposée devant l’appartement de Malraux. Ce n’est pas le ministre qui fut atteint mais sa voisine, une petite fille Delphine Renard1 qui eut une grave blessure au visage.) Devant l’indignation de la population parisienne, les partis de gauche appelèrent à manifester le soir même, de la Bastille à la République. Des tracts étaient distribués le matin du 8 février. Papon, comme d’habitude, prétexta l’atteinte à l’ordre publique pour interdire la manifestation. Je me suis rendu aux abords de la Bastille pour voir l’évolution de la situation, des bouts de manifestations essayaient d’avancer. Les flics frappaient les manifestants qu’ils trouvaient sur leurs passages et entraînaient des bousculades dans la foule. Les manifestants dispersés par la force se trouvaient sans contrôle et pouvaient se livrer à des exactions. J’ai pris donc le métro et je suis rentré à Montmartre. La radio nous apprit que huit manifestants avaient été mortellement blessés aux alentours du métro Charonne. Beau travail ! Monsieur Papon ! Les ordres donnés aux policiers de réprimer les manifestants ont entraîné une gigantesque bousculade précipitant les passants, manifestants ou non, vers les bouches de métro qui étaient fermées par mesure de sécurité. Ce préfet s’était déjà illustré le 17 octobre 1961 en réprimant la manifestation des Algériens. Heureusement que ce sinistre préfet de police soit parti en retraite juste avant Mai 68. Un préfet de police d’une autre qualité, Maurice Grimaud réussit à limiter les dégâts au cours des nombreuses manifestations parisiennes. Les responsables actuels de la police devraient s’inspirer de ce préfet.
Nous étions naturellement très en colère de l’attitude du pouvoir gaulliste, vis-à-vis des militants pacifistes de gauche. En fait, et cela je l’ai compris bien plus tard. De Gaulle pour mettre fin à la crise algérienne voulait se passer d’un soutien de personnes venant d’une gauche dominée par le PC. Après ces événements, il était très difficile pour des personnes de gauche d’accorder un soutien à la politique de De Gaulle , même si elles approuvaient sa politique algérienne .
Le mardi 13 février, je me rendis au lycée Jacques Decour, où les professeurs comme les élèves étaient invités à se mettre en grève. J’ai donc rejoint mes camarades à la porte du lycée et nous nous sommes rendu à la République dans le but de nous joindre au cortège funèbre qui accompagnait les victimes au cimetière du Père Lachaise. Nous avons attendu sur les trottoirs de l’avenue Parmentier le passage du cortège composé d’abord du fourgon mortuaire, puis d’une fanfare jouant la marche funèbre de Chopin, puis huit jeunes portant les photos géantes des huit victimes2, ensuite les familles des victimes en habit de deuil, enfin les représentants des syndicats et des partis politiques. Il était facile de remarquer la délégation du PC avec Jacques Duclos, Waldeck Rochet et Jeannette Vermersh, la délégation du PSU avec Edouard Depreux, André Philip et Pierre Mendès-France dont la présence fut très remarquée. Après le passage des officiels, nous avons rejoint la longue foule anonyme. Le journal, l’Humanité parla d’un million de personnes, la préfecture de police estima le nombre des présents à cinquante mille. En fait nous devions être un demi million. Arrivé à la porte du Père Lachaise., nous devions écouter les discours des responsables syndicaux, comme Paul Ruff, de la FEN, que mes parents avaient bien connu à Alger, à l’époque où il enseignait les mathématiques dans un cours privé fondé à l’intention des élèves israélites mis à la porte des lycées par les autorités vichystes. Le temps de ce 13 février était assez gris. Vers midi le soleil se leva et les oiseaux se mirent à chanter pour accompagner les discours des orateurs. Après les discours, nous avons atteint le mur des fédérés où les victimes ont été inhumées. Face au mur, les gerbes déposées formaient un gigantesque parterre de fleurs.
Jean-Pierre Bénisti
Les Iles
Une frange de récifs protégeait ses abords mieux que murailles et glacis. Pour les prudences de la mer, c’était « les Iles ».
Certains de ces hauts-fonds se perdaient à la vue sous des crachats d’écumes mêlés à leurs toisons d’algues. L’un d’eux cependant pointait aux jours des calmes plats et des mers basses, une pierre noire où l’œil d’une source filait une eau douce venue de montagnes lointaines. Mais sous les rouleaux que poussaient les vents, rien n’apparaissait de cette tête où souvent les navires se brisèrent.
Les pêcheurs qui ramenaient leurs prises dans la nuit des petits matins savaient l’éviter et l’appelèrent « Ras El Aïn ». Aux temps où les barbaresques s’enrichissaient des butins de la course, ils trouvaient derrière ces récifs, des sables où dresser leurs felouques. Alors à l’abri des poursuites, ils pouvaient démâter et retourner les coques pour curer les souillardes et recalfater les bitumes. Puis, ils remouillaient et menaient leurs coursiers vers des criques au pied des falaises d’où les guetteurs criaient la vue des galions souvent chargés de draps anglais et de faïences hollandaises.
Pour vaincre la « course », les Espagnols prirent pied sur la plus grande pente de ces îles et n’en furent chassés qu’au moment où un remblai de gravats en permit le siège et l’assaut. Leur fuite abandonnait des casernes et un fortin dominé par une tour nommée « El Peñon ». Les siècles écoulés ont fait de cette vigie une gloire de pierre.
De Mustapha, nous regardions ce doigt levé qui désignait une darse sertie comme un joyau entre les arcades de l’Amirauté et les murs espagnols.
La tour devint sémaphore et son lanterneau fut muni d’un phare. Dès la nuit tombée, des faisceaux alternés étendaient sur la baie, des bras de lumière qui bénissaient le port aux cadences des codes marins. Quant au sémaphore surmonté du drapeau français, il disait l’état de la mer et signalait l’entrée des courriers dans le golfe. Dès qu’apparaissaient à son grand mât, les couleurs d’une compagnie de navigation, une foule s’agglutinait aux rambardes des boulevards, chaudes de soleil.
Comme un majestueux seigneur, escorté de bateaux-pilotes et de remorqueurs, le navire franchissait la passe, remplissait le port, puis doucement s’alignait à un accastillage juste fait pour sa grandeur.
Inconscients d’un héritage de grandeur, enfants insouciants de son prestige, nous savions cependant que ce balcon qui dominait la baie était un morceau de France offert en cadeau à ce côté de mer réchauffé au soleil d’Afrique. De là, sous un ciel entier, nous regardions le monde au delà des limites de nos regards.
Une voile, lentement, glissait sur l’eau bleue du crépuscule. Quelques fumées montaient encore des navires assurés sur leurs amarres. Des points de lumière piquaient le Cap Matifou. Les feux de la passe s’allumaient. Dans le soir qui repoussait la nuit, nous attendions les derniers rouges de l’horizon.
Sur l’eau à peine bougée que brunissait le couchant, les bateaux s’endormaient sur leurs rêves d’évasion vers les îles du bout du monde, où vers des lointains plus proches que nos instituteurs nous racontaient. Ils évoquaient un vieux pays de forêts et de marécages où, vêtus de peaux de bêtes, vivaient aux temps anciens nos ancêtres les Gaulois. Ainsi nos maîtres troquaient-ils un immense amour contre une assiduité vers une vérité que nous gardions au cœur.
Ils s’appelaient : Lordet, Bouchon, Siguewald, Paoli, Timsit, Louis Germain, mais l’accent de leur langage devenait celui de nos rivages. Ils nous parlaient de ses lointains distants d’une seule nuit de mer cadencée, aux rythmes des pistons des machines, et de l’arrivée aux matins qui sentaient le goudron, les épices et la bouillabaisse.
Souvent, ils mettaient entre nos mains des livres de carton usé dans lesquels nous apprenions à aimer des provinces, des montagnes et des rivières aux noms magiques et glorieux. Des images nous montraient des ponts franchissant des fleuves et des routes bordées de grands arbres qui toutes menaient vers une ville dont l’éclat des lumières éclairait le monde.
Nous traversions des forêts dont il fallait nommer les arbres, des champs dont nous apprenions à aimer les herbes et les fleurs…Un enfant courait après des chevaux pour aider aux labours. Des branches effeuillées griffaient un ciel d’hiver…Au-dessus d’un toit d’ardoise, une cheminée fumait le feu d’un âtre où cuisait la bonne soupe des paysans.
Une route bordée de platanes centenaires menait vers Paris. Sur une ligne droite, une Facel Véga lancée à grande vitesse heurtait de plein fouet le fût d’un de ses arbres.
L’horloge d’un clocher voisin indiquait quatre heures.
Louis BÉNISTI
Extrait de Louis Bénisti "On choisit pas sa mère"Souvenirs sur Albert Camus, L'Harmattan. Paris, 2016
Voir Max-Pol Fouchet parle de Camus
Mouloud Féraoun parle de Camus
Il n’est pas d’usage de commenter les décisions de justice. Cela est vrai, mais vu la légèreté de la façon dont on a traité l’affaire Sarah Halimi, nous sommes en droit de nous interroger.
La psychiatrie est souvent utilisé à des fins autre que son but premier, c’est à dire le soin à des personnes en souffrance psychique. On se souvient qu’en Union Soviétique, les opposants politiques étaient internés dans les hôpitaux psychiatriques.
Dans notre pays, la psychiatrie permet à des criminels d’éviter les procès. Surtout lorsque les procès ont un fort impact social.
Je me souviens avoir eu connaissance d’une affaire qui avait fait grand-bruit à l’époque où Giscard était président. Un jour je rends visite à un de mes amis et je suis étonné de le voir lire Détective, un de ces journaux à scandale qui ne faisait pas partie de ses lectures habituelles. Il me dit que le journal relatait le malheur qui était arrivé à son voisin, Monsieur C. : La sœur de Monsieur C, marié à un Colonel, avait été retrouvé découpé en morceau dans une valise. L’enquête en avait déduit que l’auteur de ce découpage n’était autre que le mari de la victime, qui s’était débarrassé de sa légitime dans le but de vivre une nouvelle vie avec sa maîtresse. S’il s’agissait d’un individu ordinaire, le criminel se serait retrouvé derrière des barreaux très solides, mais un Colonel, qui commet un tel acte, ne peut pas être un criminel ordinaire. L’expertise psychiatrique en a déduit à un déséquilibre mental et le Colonel s’est retrouvé interné dans un Hôpital psychiatrique. Quelques années après, j’ai appris que le Colonel avait été libéré, car une nouvelle expertise avait conclu qu’il était irresponsable au moment du crime, mais qu’il avait depuis retrouvé ses esprits. Le Colonel a certainement rejoint sa maîtresse pour y vivre des jours heureux.
Cette ancienne affaire risque de se reproduire avec le cas du meurtrier de Sarah Halimi.
Les juges ont d’abord refusé la qualification de crime antisémite. Je comprends cela car il vaut mieux laisser aux jurés d’assises le soin de cette qualification, car si l’antisémitisme est une circonstance aggravante pour les uns, elle est, hélas, une circonstance atténuante pour les autres. D’autre part, si il est vrai que dans un comportement raciste ou antisémite, il y a une composante délirante, il s’agit d’un comportement tout à fait responsable et c’est peut-être pour cette raison, que cette qualification n’a pas été retenue.
Les juges ont donc conclu, à la lumière des expertises psychiatriques, que l’auteur du crime était irresponsable, car il était sous l’emprise de substance toxique et illicite. Je tiens à rappeler que dire « Allah Akbahr »après un meurtre est une parole responsable et qui n'est absolument pas délirante. Il eut mieux valu que ce Monsieur fût jugé. Ensuite on aurait pu examiner s'il relevait d'une peine de prison ou s'il relevait d'un internement. Une absence de procès est une atteinte à la dignité non seulement des membres. de la famille des victimes, mais aussi de la dignité de la personne du meurtrier.
La prochaine expertise conclura certainement que le meurtrier était irresponsable au moment des faits, mais qu'il a retrouvé ses esprits et qu'il pourra vivre des jours heureux
Bonnes nuits ! Mesdames et Messieurs les magistrats ! Je souhaite que la décision que vous venez de prendre ne vous causera pas trop d'insomnies et que vous n’aurez pas à user de substances licites pour les calmer.
Jean-Pierre Bénisti
Les figures du cinéma que nous avons aimées partent les unes après les autres. Je me souviens de Giulietta Massina, Sylvana Mangano, Jeanne Moreau, Monica Vitti, Bibi Anderson, Ingrid Thullins, Emmanuelle Riva. Toutes ces belles et grandes actrices sont aujourd’hui presque toutes disparues. Aujourd’hui, c’est le tour d’Anna Karina. Nous ne la voyons plus beaucoup, mais les femmes, qu’elle incarnait, restaient toujours vivantes.
Durant l’été 1965, j’avais vu Alphaville de Godard, un film qui essayait de figurer ce que pourrait devenir les villes du futur, un univers figé où les yeux d’Anna Karina restaient vifs avec en toile de fonds Capitale de la douleur, de Éluard :
J’avais retenu :
Nous sommes revenus d’un pays arbitraire
Où nous ne savions plus ce que c’est que l’amour
J’ai retrouvé le texte qui était en fait : `
Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire
Ou nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard
Quelque temps plus tard, j’ai vu Pierrot le fou, qui a été pour moi un éblouissement. Il s’agit d’un poème cinématographique. Belmondo lisant un texte sur Vélasquez d’Elie Faure ou disant : « Il y a eu la civilisation égyptienne, il y a eu la Renaissance et maintenant nous entrons dans la civilisation du cul. » Anna Karina chantant des chansons comme ma ligne de Chance dont on a su plus tard qu’elles étaient de Rezvani. La traversée de Loire presque à pied, Porquerolles dont on et la rencontre avec Raymond Devos avec son sketch : « Est-ce que vous m’aimez ? » Je considère toujours ce film comme un chef d’œuvre. J’ai revu plusieurs fois ce film et je le revois toujours avec plaisir.
En 1965 et 66, j’habitais encore Alger et j’allais souvent à la Cinémathèque. C’est ainsi que j’ai vu des films de Godard plus anciens. Une femme est une femme, préfigurait Pierrot le fou, car il y avait déjà Jean-Paul Belmondo. Je me souviens de ce film que de la chanson d’Aznavour : Tu te laisses aller, tu te laisses aller
Peu de temps après j’ai vu: Vivre sa vie de Godard, journal d’une prostituée jouée par Anna Karina avec deux séquences importantes : dans un café, on entend Jean Ferrat chantant Ma môme sur le juke-box, puis on assiste à un magnifique dialogue sur le langage et la pensée entre la pute et le philosophe Brice Parrain.
Il y a eu aussi Bande à part avec cette visite du Louvre à toute vitesse en 9 minutes. Actuellement les touristes les musées en temps à peine un plus long.
Au moment du tournage de l’Étranger, je me trouvais encore à Alger. J’étais heureux que Visconti ait choisi Anna Karina pour jouer Marie, l’amie de Meursault. Bien que non méditerranéenne. Je suppose qu’elle correspondait au type de femmes que Camus aurait apprécié.
Enfin, Jacques Rivette a fait d’Anna Karina une magnifique Religieuse de Diderot. On se demande pourquoi le film avait été interdit par le gouvernement de l’époque.
Il y deux ans, je l’ai aperçue à Lyon , près de l’Institut Lumière. Je n’ai pu assister au film qu’elle présentait, car il ne restait plus de places. Elle avait toujours ses yeux étincelants.
Jean-Pierre Bénisti