Le 2 avril 2011, j'écrivais sur ce blog un propos sur Brassens. J'évoquais mon professeur de lettres : Jean Oliviéri. En hommage à ce professeur qui vient de nous quitter 11 juin, je republie ce texte ainsi que les commentaires
Aujourd’hui, sur France Culture l’émission de Raphaël Einthoven nous invite à une analyse comparée des fables de La Fontaine et des chansons de Brassens. Idée intéressante mais pas nouvelle. Il y a cinquante ans, mon professeur de lettres, Jean Oliviéri, avait osé à une époque où le Gorille n’était pas audible à la radio, comparer Brassens à Villon.
Mon admiration pour Brassens remonte à très longtemps. Dans les années 50, mon oncle Henri, délaissant son phonographe à manivelle et fier d’avoir acquis un des premiers tourne-disque 33 tours, m’avait initié à ce chanteur en me faisant écouter les Sabots d’Hélène et Putain de toi.
Depuis je ne me suis pas lassé de l’écouter. Je connaissais tellement bien ses chansons que j’arrivais à les repérer à l’audition des premiers accords de guitare. Mon père me disait : « Tes leçons de Brassens, tu les sais bien ! Dommage qu’il n’en soit pas de même dans les autres matières. » Je peux dire que Brassens m’a accompagné pendant toutes mes années d’adolescence que je pourrais appeler mes années Brassens. Bien sûr, il y a des chansons moins bonnes que d’autres comme cette fameuse chanson sur le nombril de la femme d’un agent de police. Plus tard lorsque, médecin, j’ai fait des gardes de médecine générale, alors que j’étais en train d’examiner une patiente qui avait des douleurs abdominales, la patiente me dit que son bonhomme de mari était flic, je pensais au fond de moi, être le plus heureux des hommes, j’avais enfin vu le nombril de la femme d’un agent de police.
Il y a plusieurs Brassens Il y a un Brassens gaillard avec quelques chansons proches de ce que l’on appelle les chansons de corps de garde, ce ne sont pas les meilleures chansons de Brassens mais elles sont amusantes : Quand on est con, on est con. ; Marinette, Le Pornographe.... D’autres chansons nous présentent des êtres humbles que nous voudrions rencontrer : l’Auvergnat, les sabots d’Hélène, le vieux Léon, Jeanne., Pauvre Martin. Quelquefois Brassens flirte avec le surréalisme : Un gorille violant un juge, des mégères serrant des gendarmes entre de gigantesques fesses et cette brave Margot qui donne à téter à un chat , cette même Margot qui donne ce même sein à ces marmots, le sein qui fut un jour tété par son amant.. Au cours du cortège nuptial le vent emporte le chapeau du marié suivi par les enfants de cœur, comme dans un tableau de Chagall. . .Il y a aussi le Brassens précieux : la marche nuptiale, Pénélope, les amours d’antan et le blason , ce merveilleux poème de plusieurs strophes pour ne pas avoir à prononcer « un tout petit vocable de trois lettres et pas plus. » Toutes ses chansons sont intemporelles et se confondent avec les vieilles chansons populaires de tous les temps. Avec des expressions quotidiennes, il arrive à enrichir notre langage : Faire mes quatre voluptés… M’envoyer à la santé me refaire une honnêteté, il n’y a pas de quoi fouetter un cœur…Il y a même quelquefois des illustrations d’idées philosophiques. Ce pauvre Martin qui creuse la terre et creuse le temps résume en une courte chanson, ce que Camus nous a dit dans le mythe de Sisyphe.
À propos de Camus. D’après divers témoignages, il paraîtrait que Camus aimait beaucoup les chansons. Il chantait une chanson qui pourrait être une chanson populaire d’un chansonnier proche d’Aristide Bruant ; En fait il est probable que la chanson ait été composée par Camus
Elle s’appelait misère de ma vie,
Car c’était bien vrai,
Elle n’avait pas chance
Avec ses poumons au trois quarts pourris
C’était une fille de l’Assistance
Pas de chance….
Pas de chance….
Elle était née le jour des morts,
C’est un bien triste sort,
Elle fut séduite à la trinité
C’est une calamité
(Variante)
Elle était née le jour des morts,
C’est un bien triste sort,
Elle est morte à la trinité
C’est la fatalité
Son père s’adonnait à la boisson
Sa mère lâchement avait su (?)
Et elle mourut sans parents,
Elle qui vécut sans enfants.
Mon père me racontait que lorsqu’il fréquentait Camus, les amis avaient l’habitude au cours des réunions festives de pousser la chansonnette et ils chantaient souvent les chansons algéroises d’Edmond Brua.
Roland Simounet raconte un voyage en auto avec Camus entre Alger et Orléansville (Traces écrites, Domens, Pézenas, 1997 p.49)
Ce jour-là il (Camus) propose de chanter sa chanson de son choix, tout le monde allait de son refrain, …
Avec nous nous avions pris une jeune fille fraîche et innocente….
Quand arriva son tour, elle commença quelques couplets du « gorille ». Un, deux, trois quatre. Comme elle avait l’air de bien connaître cette chanson. Camus risqua de lui demander si elle savait la suite ; sans interruption, elle alla jusqu’au bout. Il suffoqua de rire, apparemment il était le seul à connaître cette fin…
Brassens aurait eu beaucoup d’admiration pour Camus et il existerait un exemplaire de la Peste annoté par Brassens.
Jean-Pierre Bénisti
Commentaires :
3/3/11 Serge Dupessey :
Ton admiration pour Brassens me laisse perplexe. Ce fort bon compositeur provoque une dévotion sélective. Tu ne retiens de sa plume que ce qui t'as fasciné et tu occulte l'autre Brasses ,
l'anarco-paitiniste . Céline ou Brasillach sont de grand écrivains: cela n'a jamais empêché qu'ils soient des crapules.
Brassens, bien que le comparaison soit disproportionné,a toujours bénéficié d' un"passeport de blanchiment". Intouchable !!! Relis ies "Deux oncles" ? Il met dans le même sac les collabos et les
résistants, les nazis et les anglo-saxons , Pétain aurait pu faire passer sa chanson avant son discour le lendemain du débarquement. Il a récidivé , d'une manière plus subtil avec "Rome brule-t-il"
.Pourquoi ne pas changer Rome par Paris !
Ma stupéfaction est toujours intacte devant la vénération d'une gauche pour des idoles de pacotille . Jean Cau avait raison ; Brassens , c'est de la merde.
JPB :
Serge Dupessey me fait part de ses réserves au sujet de la pensée politique de Brassens. Je partage ses réserves, Brassens rejoint les anarchistes de droite, cela n'affecte pas son talent et il est
permis d'apprécier une personne qui ne partage pas la totalité de nos idées.
La chanson "les deux oncles" est tout à fait contestable dans son esprit : Brassens qui généralement écrit des chansons intemporelles, cite nommément Pétain, or les noms propres sont très rares
dans ses chansons. On peut admettre
qu'il y a nécessité dans un désir de réconciliation de tourner une page d'histoire, mais on ne peut accepter de renvoyer dos à dos résistants et collabos. De plus les résistants ne sont pas morts
pour des idées mais pour refuser un régime qui construisait des usines à fabriquer des morts.
3/3/11
Bernard Mahazella
Merci pour ce rapprochement Brassens-Camus, cher Jean Pierre. Cela me donne l'occasion de laisser (enfin) un commentaire sur votre blog souvent passionnant. B
11/4/11
Jean Oliviéri
Cher Jean-Pierre,
Une fausse manoeuvre vient de me faire envoyer une réponse....sans réponse.
En fait je voulais vous remercier de citer un professeur de français qui a contribué, semble-t-il, à votre découverte de Brassens. Je suis heureux que depuis, il vous ait accompagné dans les moments heureux ou moins heureux de l'existence. J'en ai fait l'expérience, en ce qui me concerne. Et il m'est arrivé de prescrire à mes amis l'écoute de Brassens, comme le meilleur remède contre la mélancolie, le désarroi, les blessures de la vie. La morale pratique de Brassens, c'est l'autodérision pudique des "Ricochets", qui apaise la souffrance sans la renier : "j'en pleurai pas mal : le flux lacrymal me fit la quinzaine...."
Oui, merci de vous rappeler que je plaçais Brassens aux côtés de Villon. Depuis, je n'ai cessé de "pratiquer" Brassens et plus je le pratiquais, plus mon admiration grandissait pour l'artiste, pour le "moraliste", pour l'homme....
Pour l'artiste, qui est un poète, c'est-à-dire un créateur de formes, dont les trouvailles parsèment les poèmes les plus anodins - il faut les réécouter pour redécouvrir sans cesse des beautés inaperçues....
Pour le moraliste, c'est-à-dire l'anarchiste tolérant ...
Pour l'homme, pudique et sincère, qui sait qu'il doit mourir, mais qui, comme le pauvre Martin, ne "veut pas emmerder les autres avec ça".
J'aime bien mieux cet anarchisme authentique que le dédain vulgaire d'un Cau l'hypocrite mensonge de son patron Sartre, choisissant de se taire sur les crimes staliniens pour "ne pas désespérer Billancourt".
Je dérive donc sur les commentaires de Serge Dupessey et Bernard MAHASELA qui m'ont mis en colère, non pas parce qu'ils touchaient à mon "idole", comme dit l'un d'eux, mais parce que leur aveuglement partisan les rend sourds à Brassens au point qu'ils ne peuvent comprendre notre plaisir à savourer l'oeuvre et notre admiration pour l'homme.
J'ai eu envie de réagir vertement à leurs critiques "politiques", à leur procès d'intention qui rappellent ceux qu'on a fait, qu'on continue à faire à Camus. Comment leur faire comprendre que la pitié pour la belle qui couchait avec le roi de Prusse, n'a rien à voir avec un vive l'Angleterre ou vive l'Allemagne, mais est seulement un "à bas la guerre" et "vive la vie". Comment leur faire sentir la goguenardise qui fait rimer dans les deux oncles, dans une assonance (dissonance) bien approximative "ciel de Verdun" et "maréchal Pétain". C'est ça le pétainisme de Brassens ?
Et puis, je me suis dit : Comment aurait répondu Brassens ?
Et je me suis souvenu d'une anecdote, rapportée par Brassens lui-même. C'était en pleine guerre d'Indochine. A la sortie d'un récital qu'il donnait je ne sais plus où, il est félicité par une spectatrice qui lui demande, petit reproche - "Pourquoi ne faites-vous pas de chanson contre la guerre d'Indochine ? " Et Brassens lui répond : "Madame, parce que ça je ne sais pas le faire. Et puis que dire ? Mort à la guerre. Ce serait vite fait." Et il rajoute (à peu près, je cite de mémoire) "mes engagements, ils sont dans mes chansons. Je prends parti pour les paysans dans "Pauvre Martin", contre la peine de mort dans "Le gorille". Mais il faut les entendre." Et de conclure "Moi, je fais de la propagande clandestine. " Jolie litote et art de vivre. Art tout court. Affirmation délicate de la vraie morale contre la connerie de l'ignorance brutale
Amitié.
Jean