De l'arbre où ce n(est pas Merlin qui est prisonnier
Le temps torride étreint l'arbre étrangement triste
Tord ses bras végétaux au-dessus de l'étang
Et des chaînes d'oiseaux chargent ce chêne-Christ
L'enchanteur n'en est plus l'invisible habitant
Et si ce n'est Merlin qui s'est pris à son piège
Qui demeure captif dans le bois palpitant
Sous un ciel sans merci quand le lierre l'assiège
Quel espoir coule encore aux blessures du tronc
Qui gémit sous l'écorce une plainte de liège
Il erre par ici d'atroces bûcherons
Il est sous le couvert des haches toujours prêtes
Ah sera-t-il trop tard quand nous reconnaîtrons
Le martyre secret dans la mort indiscrète
Et notre propre chair et notre propre sang
Pour jeter au bourreau le grand cri qui l'arrête
Lire lorsque la nuit sur la forêt descend
L'INRI d'une défaite à son front de ramures
Et l'arbre porte alors l'écriteau du croissant
Écoutez L'ombre dit des noms comme des mûres
Noirs mais entre nos dents de vrais soleils fondants
Chacun d'eux qu'on taisait l'avenir le murmure
Chacun d'eux à l'appel de France répondant
Chacun d'eux a l'accent qu'il faut au sacrifice
La gloire n'eut jamais autant de prétendants
L'étoile luit plus haut que les feux d'artifice
Ô Mère c'est en vain lorsque le cœur te fend
Qu'on voudrait te cacher le compte de tes fils
Chacun d'eux dans la terre ou dans l'arbre étouffant
C'est en vain qu'on voudrait te cacher sa torture
Tu sais qu'on l'a tué car il est ton enfant
Et qu'il ne revient plus se pendre à ta ceinture
C'est en vain qu'on voudrait te dire qu'ils ne sont
Que les petits d'une autre ou nés contre nature
Des bâtards eux que tu berças de tes chansons
Eux qui trouvaient pour toi le ciel pas assez ample
Dont le dernier regard brilla de ta leçon
Pareils à ceux jadis à qui l'on fit des temples
Pareils à ceux naguère aux monuments inscrits
Eux qui nourris de toi sont morts à ton exemple
Et n'ont rien regretté le jour qu'ils ont péri
Puisqu'ils dirent ton nom sous la grêle des balles
Préférant de mourir que vive la patrie
Ah combien de Merlins sous ces pierres tombales
Et tous les arbres sont des arbres enchantés
Tout à l'heure vous le verrez bien quand le bal
S'ouvrira quand brisant le cœur du bel été
L'étoile neigera le long des paraboles
Orage des héros orage souhaité
Grande nuit en plein jour cymbales des symboles
Se déchire la fleur pour que naisse le fruit
Le ciel éclatera d'un bruit de carambole
Et l'homme sortira de l'écorce à ce bruit
Aragon
Brocéliande
Les Poètes des Cahiers du Rhône
Éditions de la Baconnière, 1942
Repris dans En étrange pays dans mon pays lui-même. Éditions Seghers