Après le rude hiver de 1956, on vit apparaître le squelette des oliviers. Jusque-là ils avaient été grecs de la belle époque ; brusquement, ils s'étaient dépaysés, ils avaient voyagé dans le temps et dans l'espace jusqu'à la brutalité et la sauvagerie des totems ; ils couvraient désormais les collines de diagrammes rituels. Ce que les poètes avaient fait du chevalier, de la dame du moine, du roi, du pape, de l'empereur du Moyen Âge dans les danses macabres, le gel l'avait fait avec les arbres, et surtout avec les arbres éternels, sur lesquels les saisons passaient sans marquer. Du jour au lendemain, après des nuits de moins trente, leur sort fut réglé ; après quelques semaines, ils apparurent dans leur véritable identité. Sur l'emplacement du verger donneur d'huile avec lequel on avait jusqu'ici l'habitude de vivre en bonne compagnie (c'est-à-dire en hypocrisie naturelle), apparut une atroce simplification avec laquelle désormais il n'était plus possible de ruser, et qui ne pouvait plus servir à aucun mensonge. Comme le pape enfin dépouillé de ses turpitudes, réduit à une cage d'os où seul le vent peut siffler, comme le chevalier bouilli dans le dernier combat jusqu'à n'être plus qu'osselets, comme la femme devenue simple agencement de leviers très mathématiques, les squelettes d'arbres nous contraignaient à l'enquête toujours retardée sur la réalité et sur l'aspect du monde. Brusquement, à l'époque du plus flamboyant progrès, il nous était demandé de rejoindre une plus haute pensée. Tout ce qui nous paraissait merveilleusement esprit froid, méthodique, automatique, logique, technique, il nous était commandé de le penser à nouveau avec un esprit vraiment froid, méthodique, automatique, logique, technique, dépouillé de tout le romantisme de la science moderne, repris par la magistrale précision du poète du fantastique. Les paysages qui, jusqu'alors avaient été naturels devenaient magiques, et leur transformation faisait comprendre l'extraordinaire complication du naturel. Certains vallons de délices virgiliens étaient devenus les places d'armes de l'enfer. Dépouillées de tout un apparat d'espérances, les collines dressaient le théâtre d'un « après la mort » où l'on entrait tremblant de peur et de curiosité. On entendait une voix bien plus moderne que celle des temps modernes, le cliquetis des petites machines à calculer sonnait faux, c'est-à-dire composait une architecture sur l'erreur, une symphonie sur le désaccord, tout aussi équilibrée l'architecture, tout aussi spirituelle la symphonie, que celles dont le monde avait été construit jusqu'à présent, et les grandes machines à calculer commencèrent à ronronner comme des tigres, c'est-à-dire avec un manifeste instinct de conservation. Alors qu'au Moyen-Âge la danse macabre était la fin de toute vanité, les huit cent mille squelettes des oliviers de Provence morts de gel installaient une vanité nouvelle à partir de laquelle le monde pouvait se reconstruire à reculons. Un décharnement qui laissait l'esprit nu, libre et léger, et, comme dans les anciennes danses macabres, on voyait le squelette du pape, de l'empereur, du chevalier ou de la dame esquisser un pas de polka, et même « jeter la jambe en l'air », ici c'était l'esprit qui se dévergondait, changeait de morale, faisait des découvertes dans l'espace (comme il y a une géométrie dans l'espace). Que les anciens mythes de Pan étaient reposants à côté de cette réalité si objective, si concrète, de ce mystère si clair, de ces tombeaux qui ne laissaient plus échapper les os des jugements, mais les nudités d'une sorte de super french-cancan, plein d'humour puisqu'il préludait à des recommencements sans fin, et toujours pour des fins dérisoires. De là dans la construction de ces « corps morts » le concours de toute la géométrie plane, aussi sèche que dans l'âme de Monsieur Euclide, mais combien émouvante, car, au simple souvenir du feuillage gris, grec de la belle époque, qu'elle avait si longtemps porté, nous comprenions enfin qu'elle était la charpente de notre joie avant d'être (comme il se doit, et comme on sait) la charpente de l'univers. |
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19 décembre 1958
Jean Giono Provence Gallimard, 1995
L’hiver de 1956 semble avoir tué ces oliviers, mais de leurs souches sont apparues des pousses, et ces surgeons sont devenus des rejetons aussi robustes que leurs aïeux.(note de Louis Bénisti)
Ce chêne centenaire
a pris racine
en ma rêverie
sans fin
je me glisse
dans ses racines
me hisse
dans son tronc
ses branches
notre continuelle
croissance
notre lente
élévation
Charles Juliet
Federico Garcia Lorca : Livres de Poèmes traduction André Bélamich. Éditions Gallimard
Le Grand Chêne
Il vivait en dehors des chemins forestiers, Il eût connu des jours filés d'or et de soie Du matin jusqu'au soir ces petit rejetons, Et, bien qu'il fût en bois, les chênes, c'est courant, A grand-peine il sortit ses grands pieds de son trou A l'oré' des forêts, le chêne ténébreux Quand ils eur'nt épuisé leur grand sac de baisers, "Grand chên', viens chez nous, tu trouveras la paix, Cela dit, tous les trois se mirent en chemin, Au pied de leur chaumière ils le firent planter. On a pris tous ses glands pour nourrir les cochons, Puis ces mauvaises gens, vandales accomplis, Un triste jour, enfin, ce couple sans aveu Le curé de chez nous, petit saint besogneux,
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Georges Brassens
Vieux peuplier,
Vieux peuplier,
Tu es tombé
Dans le miroir
De l'eau dormante,
Courbant ton front
Devant le couchant.
Ce n'est pas le rauque ouragan
Qui brisa ton tronc,
Ni la lourde hache
Du bûcheron
Qui sait que tu dois
Renaître.
C'est ton esprit puissant
Qui a réclamé la mort
Lorsqu'il s'est vu sans nid, délaissé
Par les jeunes peupliers du pré.
Chopo muerto
¡Chopo viejo!
Has caído
en el espejo
del remanso dormido,
abatiendo tu frente
ante el Poniente.
No fue el vendaval ronco
el que rompió tu tronco,
ni fue el hachazo grave
del leñador, que sabe
has de volver
a nacer.
Fue tu espíritu fuerte
el que llamó a la muerte,
al hallarte sin nidos, olvidado
de los chopos infantes del prado.
Fue que estabas sediento
de pensamiento,
y tu enorme cabeza centenaria,
solitaria,
Federico García Lorca
Un tremble
c'est le nom
du peuplier blanc, luisance furtive.
Éclairs des feuilles
leur vie scintille
instant après instant
elles chuchotent
que nous avons aussi des moments miroitants
minuscules, étincelantes traces de nous sur le monde.
Marie-Claire Bancquart Violente vie Le Castor Astral, 2012
Il était une feuille avec ses lignes
Il était une feuille avec ses lignes — Ligne de vie Ligne de chance Ligne de cœur — Il était une branche au bout de la feuille — Ligne fourchue signe de vie Signe de chance Signe de cœur — Il était un arbre au bout de la branche — Un arbre digne de vie Digne de chance Digne de cœur — Cœur gravé, percé, transpercé Un arbre que nul jamais ne vit. Il était des racines au bout de l'arbre — Racines vignes de vie Vignes de chance Vignes de cœur — Au bout des racines il était la terre La terre tout court La terre toute ronde La terre toute seule au travers du ciel La terre. |
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Robert Desnos : Fortunes Gallimard, 1969
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Les arbres sont noirs dans le ciel gris
Comme de vieux bois-morts
Des oiseaux mous volant sous un cri
Ont tourné vers le nord
Ouverte et blanche comme deux mains
Une fleur écumeuse
S’élève et la brume du matin
Noie sa chair moelleuse
Et dans les pluies les dures écorces
Suivent la pluie d’hiver
Les sombres oiseaux, criant à force,
Blessent le ciel désert
Blanche Balain : La sève des jours. Coll Méditerranéennes. Éditions Charlot. Alger 1938
Un arbre
Un arbre nous regarde à travers la fenêtre
De ses milliers d'yeux verts : on dirait qu'il sourit
De nous voir rassemblés à la table de hêtre,
Nous de la maisonnée qu'il couve comme un nid.
C'est un très vieil ami, un arbre de famille
Qu'un grand-père a planté dans le temps près du puits ;
Son écorce est ridée mais, chaque année, scintillent
Des rameaux nouveau-nés ornés de jeunes fruits.
Depuis tant de printemps et des étés sans nombre
Il étreint la maison de ses racines blanches
Et chacun tour à tour a goûté sous son ombre
La fraîcheur embaumée que distillent ses branches.
Les enfants et les chats ont joué avec lui
Sous la lumière rousse et dorée de l'automne ;
Il a porté les fruits des étoiles, la nuit,
Et plus d'oiseaux chanteurs qu'une aube qui frissonne.
Ainsi quand il regarde à travers la fenêtre
De ses milliers d'yeux verts, je sais qu'il nous sourit,
L'arbre aimé, l'arbre ami qui tous nous a vus naître,
Nous de la maisonnée qu'il couve comme un nid.
Marc Alyn
Cet instant de soleil
où l’arbre se résume
et serre dans le silence
le temps de ses milles paroles
*
Maintenant l’arbre se souvient
d’une feuille étrangère
qui le liait au ciel
*
La Seine silencieuse
l’arbre nu (qui le connaît ?
*
Jean Sénac : Poèmes. Collection Espoir. Gallimard 1954 repris par Actes Sud 1986
Comme un arbre dans la ville
Comme un arbre dans la ville
Je suis né dans le béton
Coincé entre deux maisons
Sans abri sans domicile
Comme un arbre dans la ville
Comme un arbre dans la ville
J'ai grandi loin des fûtaies
Où mes frères des forêts
Ont fondé une famille
Comme un arbre dans la ville
Entre béton et bitume
Pour pousser je me débats
Mais mes branches volent bas
Si près des autos qui fument
Entre béton et bitume
Comme un arbre dans la ville
J'ai la fumée des usines
Pour prison et mes racines
On les recouvre de grilles
Comme un arbre dans la ville.
Comme un arbre dans la ville
J'ai des chansons sur mes feuilles
Qui s'envoleront sous l'œil
De vos fenêtres serviles
Comme un arbre dans la ville
Entre béton et bitume
On m'arrachera des rues
Pour bâtir ou j'ai vécu
Des parkings d'honneur posthume
Entre béton et bitume
Comme un arbre dans la ville
Ami fais après ma mort
Barricades de mon corps
Et du feu de mes brindilles
Comme un arbre dans la ville
Maxime le Forestier